La tour des Rebelles est calme. Le dur soleil d'été se couche à l'horizon , baignant la ville de lueurs rougeoyantes, flamboyantes. Je poses mon regard las sur les toits de Lorgol et ses trop nombreuses tours. Mon duché me manque, Souffleciel me manque. Cela fait bien trop longtemps que je n'ai parcouru d'un pas lent ses immenses murailles, admirant la beauté des paysages d'Outrevent qui entourent ma ville natale. Les dures montagnes se découpant sur un ciel gris et clair, la franchise de son climat... Cela fait trop longtemps que je n'ai pas trouvé réconfort à marcher dans nos rues, à savourer la solidarité et la générosité des nôtres... Ici, j'ai l'impression de n'avoir affaire qu'à de la haine, de la peur, du mépris... Après ces jours d'enfers passés aux tréfonds des cachots d'Augustus où j'ai bien failli perdre la vie, je ne rêve plus que de rentrer chez moi, retrouver le pays de mon enfance... Si seulement c'était possible... Je ne suis plus rien aujourd'hui pour Outrevent. Mon propre père à bradé mon titre à un illustre inconnu. Je ne serais plus le bienvenu chez moi. Pas plus que je ne suis le bienvenu ici. En ces temps durs, je peine à me rappeler quelle est vraiment ma place.
Je ferme un instant les yeux. La Guilde est tout ce qu'il me reste. Cela fait si longtemps que je me bats pour elle, que je me bats pour Arven. J'ai tout perdu. Mon titre, mon honneur, ma famille, les quelques femmes que j'ai aimé. Il ne me reste plus que ma sœur qui se voit forcer de feindre la haine envers moi, un fils qui ne me connaît pas, une Guilde qui est lasse de pleurer ses morts et qui ne veut que crier enfin vengeance avant de se consumer dans les larmes des deuils qui suivront la victoire...
Je secoue la tête. Je me suis tant battu, j'ai détruit ma propre vie... Mais je ne saurais abandonner. Trop de gens comptent sur moi, sur cette carcasse vide qui a eu un jour le courage et la folie d'accepter le don de leur confiance et qui aujourd'hui ne saurait vraiment trouver quelqu'un à qui passer le relais s'il venait un jour à disparaître. Cependant, quoi qu'il arrive, quoi que j'ai vécu, quoi que j'ai souffert, au fond de moi brûle encore la flamme de la rage de vaincre, cette lueur d'espoir qui ne saurait s'éteindre, de calme implacable qui me donne chaque jour la force de remonter le moral de nos troupe, de leur insuffler la vigueur qui les mènera à la victoire, de porter sur mes épaules l'autorité nécessaire pour gérer ces hommes parfois violents dont les cœur bouillonnent autant de rage contre Augustus que d'amour de leur patrie.
Lentement, je me retourne. J'ai promis à Lior de le rejoindre dans la chambre qu'on lui a aménagé, à l'heure du crépuscule. Il est plus que temps désormais. Je m'engage dans l'escalier pour aller le rejoindre. Une Rebelle de confiance, dénommée Ervana, vient régulièrement s'occuper de lui la journée. Le reste du temps, j'essaye de le prendre en charge. Il est clair en tout cas qu'il n'aura pas la vie qui a été la mienne.
Il m'attends. Le nez plongé dans un livre. Une histoire de marins d'Ansemer, de pirates... Un cadeau que je tenais de Freyja, me semble-t-il, que je lui ai offert à son tour. Il lève les yeux en silence et me regarde. Nous nous sourions. La mort de sa mère l'a profondément choqué, et il ne me pardonne toujours pas mon abandon... Je ne me le pardonne pas vraiment moi-même. Il est particulièrement dur, particulièrement sérieux, sage et calme. Il me rappelle moi à son âge. Il ne dira pas ce qu'il a sur le ventre et tâchera malgré tout de faire taire ses peurs, ses rancunes et ses doutes, il sait qui il est, ce qu'on attend de lui. Il ne me décevra pas, j'en suis sûr. J'ai déjà eu quelques longues discussions avec lui. Je m'attache de plus en plus à lui, et j'espère qu'il m'apprécie lui aussi. J'aimerais qu'il sache à quel point je suis prêt à tout pour lui. Dire que ce fils qui porte aujourd'hui le nom d'Outrevent ne connaît même pas son duché, ne l'a découvert qu'une fois au détours d'un court voyage dans lequel l'a emmené sa mère pour lui faire découvrir ses origines.
Je m'approche de lui et vient m’asseoir à ses côtés. Une douleur transperce ma hanche, durs restes des tortures que j'ai subit il y a peu. Mais je la fais taire. Je ne veux pas laisser ces vieilles blessures de guerre me prendre ces instants de sérénités que je partage avec lui.
Là, sur son lit, dans les lueurs du crépuscule tombant sur la ville, nous parlons un peu. Je lui raconte des légendes d'antan, lui parle d'Outrevent, de nos valeurs, de notre duché, du passé, du futur. Il me parle de sa mère, soulage son cœur de ses souvenirs, ravi de pouvoir parler à la seule personne en ces lieux qui l'ai connu, il me pose des questions sur son avenir, me pose des questions sur mon passé. Alors que la nuit s'installe et que la lumière baisse, je sens mon cœur se réchauffer au contact de ce garçon qu'il y a peu je ne connaissais pas, et qu'aujourd'hui, peu à peu, j'arrive à considérer comme mon fils.