« Mélisende, où est ta soeur ? »

Nulle réponse à apporter à cette question. Oui, où es-tu, toi la flamme vive et insaisissable, toi l'ardent feu follet à l'exubérante vitalité, toi Mélusine ? Es-tu dans les vergers de Séverac, à grimper aux arbres pour t'y cacher et laisser ensuite tes frères te chercher pendant des heures ? Es-tu dans les combles du somptueux manoir familial, enfoncée jusqu'aux coudes dans les vieilles malles poussiéreuses, brassant à pleines mains une multitude de trésors de parchemins et de dentelles, cherchant la vérité d'un passé prestigieux ? Es-tu dans les laboratoires d'alchimie de vos maîtres de sciences, à contempler les volutes éthérées des savants mélanges de parfums et de poisons raffinés ? Ou bien dans l'une des salles de musique, à laisser tes doigts courir sur la harpe de ta mère, en tirant des sons mélodieux et étrangement poignants malgré la jeunesse de tes vingt ans ? Comment Mélisende pourrait-elle bien savoir où tu es, du fond de sa timidité et de sa réserve, quand tu es, toi, tout le contraire... Autant ta jumelle est calme, observatrice et digne dans sa noblesse, autant toi tu es spontanée, trop franche parfois, mais sincère et droite jusqu'au bout des doigts. Très tôt déjà, vos parents avaient remarqué cette ambivalence entre leurs jumelles.

Toi la première à pointer le bout de ton nez, tu avais pris la vitalité et la joie de vivre des deux bébés, haute en couleurs et au caractère bien trempé. Melsant votre aîné disait souvent qu'il avait non pas deux jeunes sœurs, mais une soeur et un frère, tant tu étais garçon manqué en dépit de ta féminité. Mélisende, elle, a pris de toi toute la douceur et la discrétion qui siéent à une jeune lady, et les a intégrées à sa fragilité de puînée pour en dégager une aura de délicatesse qui te fait défaut. En grandissant, vous avez l'une et l'autre développé cette même beauté vulnérable des filles de Sombreciel, mais ta soeur y a ajouté un charme discret qui éveille la curiosité, quand toi tu t'es drapée d'un halo pétillant qui étincelle et illumine. Complémentaires, les deux jumelles de Séverac – le jour et la nuit. Là où tu es le Soleil qui brûle et flamboie, Mélisende est la Lune qui calme et apaise, et souvent vos deux frères sont venus trouver refuge à l'ombre de vos astres respectifs.

Les années passent. L'enfant joyeuse et insouciante qui rit aux larmes dans les jardins de Sombreciel devient en grandissant une femme pleine d'entrain, éveillée à l'art du raisonnement de la logique par un père au brillant intellect, dans ce duché où les plus grand esprits ont tendance à s'abrutir de ces drogues qui jamais ne passeront votre seuil. Musicienne et amoureuse des arts, tu te cultives et tu t'ouvres à cette manière de vivre un peu fantasque et bohème qui fait de toi une marginale, pendant que ta mère fait de Mélisende une parfaite demoiselle de Séverac, te laissant l'opportunité de vivre pleinement tes passions. De prétendants, nulle trace – ou plutôt, pléthore, mais ta soeur et toi les dédaignez, peu soucieuses au fond de vous lier à un homme alors que votre vie vous convient.

Et puis, tout bascule il y a un an. Waldemar, le sceau des Séverac, est pris par cet Empereur que vous méprisez. Vos parents s'inquiètent et doucement Séverac dépérit en l'absence de l'anneau au doigt de son maître – sans la protection magique qu'il vous apportait, le domaine périclite et la malchance s'acharne sur vous. Unis comme les doigts de la main, la fratrie pourtant explose et se disperse aux quatre vents, abandonnant le domaine familiale à la veille vigilante de vos parents, déterminés à retrouver l'anneau par tous les moyens possibles. Melsant et son épée s'en vont rejoindre la guilde des Guerriers, laissant couler son sang sur le sable souillé de l'arène de Lorgol, son courage et sa vaillance brandis tel un étendard dans la lutte qu'il mène. Melbren, votre cadet, le chouchou de ses soeurs, aurait dû rester auprès de vos parents pour assurer au moins la présence d'un des héritiers à Séverac, mais doté de magie il s'enfuit et se réfugie à Dragonvale, apprenant et renforçant son art. Mélisende, ta seconde moitié, ton parfait reflet, ta soeur si douce et fragile à l'esprit vacillant, a succombé et cédé à la folie qui la rongeait doucement depuis des années, et lucide dans son égarement, est allée prêter main forte à la Confrérie Noire, prenant des vies au nom de la liberté. Et que t'est-il resté, à toi, avec ta détermination farouche et ton naturel flamboyant, avec ta joie de vivre et ton exceptionnel entrain ? La Guilde des Voleurs, bien sûr, où tu vis depuis maintenant presque un an. Tu y es entrée presque par hasard, repérée par le Fils des Ombres alors que tu soulageais une quelconque baronne de ses bijoux par l'entrebâillement de sa fenêtre. Au sein de la Guilde, tu as développé tes qualités d'intrigante, utilisant ton charme et tes sourires pour distraire et enjôler, évoluant à la Cour et chapardant, de ci, de là, quelques babioles brillantes que tu remets à ta Guilde en attendant de pouvoir mettre la main sur Waldemar. L'Empereur ne se méfie pas de toi – le Sceau lui a été remis avec toutes les apparences de la meilleure volonté et ton apparition à la Cour ne l'a pas choqué – si tu dois aller jusque dans son lit pour récupérer ton héritage, tu le feras, et tant pis pour ta dignité. C'est la survie de ta famille qui en dépend, le futur de Melsant qui risque sa vie chaque jour dans l'arène, celui de Melbren qui sera traqué et tué s'il réapparaît dans Arven, celui de Mélisende brisée par tous ces remous et qui charge sa conscience de crimes pour laver sa peine. Tu es solide, tu es forte : tu réussiras. Coûte que coûte : et advienne que pourra.

Le monde se souviendra de toi.

D'un claquement de doigts, tu interromps le fil de tes pensées. Par moments, tu aimes à t'isoler sur les balcons de la Tour des Voleurs, dans la Cour des Miracles de Lorgol. La nuit est calme et la lune est haute – tes pensées dérivent ver Mélisende, te demandant ce qu'elle fait, si elle pense à toi. Au fond de toi tu sais bien que oui : la chaleur de son affection t'environne et les liens que vous avez tissés les uns avec les autres dans votre enfance sont de ceux qui ne s'effaceront jamais. La prévenance de Melsant envers vous, la sollicitude dont vous avez entouré Melbren, tout cet amour fraternel qui court des uns aux autres – vous êtes peut-être isolés, mais pas séparés. Silencieuse et discrète, tu rentres dans la chambre qui est la tienne, au septième étage de la tour. Appartement somme toute étroit, mais que tu as décoré du fruit de tes larcins et transformé en une alcôve chaleureuse. Tes bijoux sont là, sur une commode – pas de lit, mais une infinité de coussins par terre, qui sont tout aussi douillets et accueillants pour dormir que n'importe quelle literie. Dans une garde-robe imposante, tes robes et tes toilettes de cour côtoient les tenues plus discrètes que tu enfiles pour grimper le long des murs et te glisser dans telle ou telle demeure intéressante à visiter.

Deux coups à l'épais battant de bois qui barre l'entrée – la voix étouffée de Bartholomé dans le couloir t'invite à le rejoindre pour une balade nocturne dans la cour des miracles et tu ne peux résister à l'impulsion d'aller respirer l'air de la nuit. Tu jettes une cape sur tes épaules – et tu trouves Hiémain aux côtés de ton ami dans le couloir. D'une main tendue, il t'invite à prendre la sienne et t'escorte dans les escaliers, prévenant envers toi comme il peut l'être envers les autres dames bien nées présentes dans la guilde. En bas, après avoir échangé avec toi quelques mots courtois, il te remet aux bons soins de Bart et vous quitte pour aller méditer de son côté, sombre et torturé. Tes yeux rencontrent ceux de Bartholomé, et leur éclat rieur allume des étincelles complices dans les tiens.

La nuit est belle pour toi, Mélusine, petite fée du soleil.