La frêle silhouette recroquevillée dans l'enchevêtrement de couvertures et de draps laissa échapper un gémissement plaintif qu'elle tenta aussitôt d'étouffer en plaquant ses mains sur sa bouche. Patiente, déterminée, elle laissa les derniers éclats de sa vision se perdre dans la nuit avant de repousser les protections malhabiles dont elle s'était recouverte ; si la précognition n'était pas un pouvoir douloureux, physiquement parlant, il pouvait l'être de façon plus subtile et dévastatrice. Elle sentait, au plus profond d'elle, que certaines images qui l'assaillaient n'étaient que de pâles reflets d'un futur improbable alors que d'autres... Celles qui lui faisaient monter les larmes aux yeux, qui la poussaient à se réfugier dans sa chambre, celles-ci étaient nettement plus réelles et dangereuses. Il en fallait beaucoup, en temps normal, pour qu'elle ravale sa hargne et se laisse affaiblir par de telles choses insignifiantes – mais depuis que son don s'était éveillé, elle ne parvenait ni à le contrôler, ni à en connaître le réel pouvoir. En parler ? Non, c'était une idée absurde qui ne ferait que transformer son statut de fidèle, déjà vacillant, en potentielle rebelle. En insurgée. Néanmoins, ce n'était pas tant le fait de faire face à Augustus qui l'effrayait, mais l'idée de le faire et de se retrouver ensuite livrée à elle-même. Seule, une énième fois rejetée à cause de son sang impur. Au moins, ici, elle avait son père. Hjalmar n'était pas non plus la meilleure figure paternelle qui soit, mais elle gardait en souvenir quelques après-midis de son enfance passés à ses côtés. S'ils ne parlaient pas beaucoup de l'histoire qui était la leur en tant que Nightingale, cela ne l'empêchait pas de montrer une certaine affection à sa bâtarde de fille. Avec le temps, ces instants précieux s'étaient peu à peu espacés. Puis, elle-même était parvenue à lire entre les lignes et à déchiffrer son masque d'impassibilité. Elle était sa fille, il ne pouvait le nier et n'avait jamais désiré le faire – après tout, il l'avait recueillie et lui avait offert son nom – mais elle n'était pas sa fille légitime. Même sous le regard de son géniteur, elle se sentait souillée.

Adelheid sauta hors de son lit, prêtant peu attention aux marques de richesse qui parsemaient sa chambre – sa prison dorée – pour prendre immédiatement place auprès de la grande harpe scintillante dans le clair de lune. Elle en pinça délicatement quelques cordes qui émirent des notes cristallines, puis s'installa et entreprit de jouer un air quelconque afin de permettre à ses pensées de dériver le long du fleuve de l'oubli. Heureusement pour elle, les appartements de Cyselle étaient suffisamment loin de siens pour qu'elle ne soit pas tirée de son sommeil par sa folie nocturne et les autres dames de compagnie avaient généralement le sommeil plutôt lourd – ou découchaient, parfois. Peut-être le joli visage d'Asma apparaîtrait-il dans l’entrebâillement de la porte, ses grands yeux bleutés dévoilant sa curiosité... Mais pour l'instant, toutes les questions qu'elle pouvait se poser n'avaient aucune prise sur son esprit. La musique tournoyait, lente, mélancolique et emplie d'une noblesse propre à l’instrument. La jeune femme se savait douée, mais c'était parce qu'elle pratiquait cet art avec assiduité et plaisir. Elle aimait jouer, que ce soit pour elle ou pour les autres, car son univers tout entier se voyait soudainement ramené en une petite bulle personnelle qui la protégeait des regards méprisants et des commentaires acérés des personnes médisantes. Parfois, elle parvenait même à oublier qu'elle était la bâtarde Nightingale – un miracle en soi.