Sérénité absolue du repos
Songes éveillés du veilleur
Patience.
 
Elle attend.
 
Une mission accomplie, un souhait exaucé. C'est la fileuse du rêve, c'est la tisserande à son métier, c'est la musicienne et l'instrument. C'est une âme d'enfant, un corps de femme, un cœur de mère – c'est un esprit déchiré qui a aimé Arven bien plus qu'elle ne s'est aimée elle-même. C'est une femme en laquelle toutes les femmes peuvent se reconnaître et se retrouver, car toutes les filles d'Arven partagent cet idéal. C'est une amoureuse de la liberté, c'est une guerrière passionnée – c'est une flamme, ardente et vive, dans les ombres qu'elle incarne. C'est la pièce qui s'est coupé les ailes pour les onze autres, c'est celle de la Rose qui n'a pas vécu pour voir naître les royaumes d'aujourd'hui – c'est la Reine Noire, c'est Astrée. C'est la sérénité d'un abandon total dans les bras de l'oubli salvateur.
 
Elle attend.
 
Elle attend que file le temps, que tourne la roue. Elle attend que les hommes naissent, grandissent, se lèvent – elle attend que les Dragons frémissent et s'envolent. Elle attend la chute des tyrans, elle attend les larmes des vaincus et la gloire des vainqueurs, elle attend le triomphe de la lumière. Elle attend que passe la nuit et que le matin s'éveille, elle attend l'effondrement des trônes reniés et la fin des rivières de sang. Elle attend les rires des enfants et l'amour des âmes sœurs, elle attend que chantent les cœurs. En paix, reposant pour l'éternité dans l'absolu abandon de son ultime sacrifice, elle attend. Elle attend que l'on ait besoin d'elle, à nouveau, pour revenir fouler de ses pieds la poussière, pour reprendre le fil des sentiments meurtris et des espoirs trahis, et renouer le fil abruptement tranché de sa vie. Elle attend qu'on la réveille, elle attend qu'on l'appelle, patiemment.
 
A jamais, elle attend.
 
Absolution des larmes
Récompense du deuil
Oubli.

Le Roi Noir a attendu la nuit pour voir La Reine Noire.

Il est furtivement entré dans le jardin, où il est venu la rejoindre. Le lieu secret de leur rendez-vous, qui commence dans le silence le plus complet. Entre eux, les mots n'importent plus. Superflus. Ils n'ont jamais été importants. Chaque mot qu'il dira n'aura pas réponse de vive voix, mais cela ne l'empêchera point de parler lorsque le moment sera venu. Il reste couvert, le visage dissimulé, et reste debout devant La Reine Noire, dont les yeux sont clos. Elle a frémit, il pouvait le voir. Le Roi Noir est le seul à savoir qui est La Reine Noire. Il est le seul à connaître chaque pièce de son échiquier, un échiquier écarlate, mais c'est de La Reine Noire dont il est le plus proche. À elle qu'il est le plus fidèle. Il est le seul à la voir respirer, dans un mouvement infime qu'il ne se lasse pas d'observer. Il est le seul à la contempler, dans les ombres du jardin des lys. Le miracle de Le Reine Noire. Le Roi Noir s'incline devant elle, une profonde révérence dont il se relève en osant rompre le silence, qui dure depuis tant de temps lui semble-t-il :

"Vous êtes en beauté, ce soir."

Il est si près qu'il voit la poitrine de La Reine Noire se soulever. Il tend les doigts, comme pour l'effleurer, mais se ravise et prend place dans le fauteuil devant elle. La lune est seul témoin de leur rencontre. Personne ne saura qu'en cette nuit, en ce matin qui n'est point encore né, Le Roi Noir et La Reine Noire auront eu rendez-vous. Ses doigts effleurent les pétales des lys qui entourent son fauteuil et semblent monter jusqu'à lui pour chercher cette caresse, improbables fleurs imprégnées de la magie qui fait vibrer les murs du palais. Le temps est silence, le temps est quiétude, attente, chaleur, et une nouvelle fois, Le Roi Noir le rompt, d'une voix toujours tranquille, d'un murmure qui ne sera entendu que par les lys et La Reine Noire :

"L'échiquier est prêt. Toutes les pièces sont en place. Elles avanceront, bien plus tôt qu'elles-mêmes le pensent."

Une brise légère souffle sur le Jardin des Lys. Un vent d'octobre chaud et caressant, porteur des senteurs riches d'Euphoria, mêlant l'odeur iodée de la mer toute proche et celle des fleurs qui peuplent de leurs corolles les allées soigneusement entretenues. La Reine Noire s'y laisse aller. Portée par le vent, portée par la brise, elle s'apaise et se détend, respirant doucement sous les voiles noirs de sa tenue. Ses yeux sont clos, mais elle voit. Elle voit la porte du jardin s'ouvrir, et une silhouette s'y glisser. Elle voit les lys s'incliner pour l'accueillir, fidèles serviteurs de celui qui s'avance vers elle alors qu'elle veille. Vêtu de noir lui aussi, couronné d'ébène et d'onyx, il s'installe à ses côtés, tend la main comme pour la toucher. La Reine ne bouge pas. Il n'est pas dans sa nature de bouger, et elle en oublierait presque de respirer.

Ce soir, ils ont rendez-vous. Nul ne saura qu'ils se sont vus. Dans le chaud silence de cette nuit d'automne où s'attardent les échos éteints de l'été, elle ne parle pas. Nul besoin de paroles entre le Roi et la Reine de la Rose Noire. Ses mots résonnent dans le silence. Elle aime sa voix. Un lien ténu qui la rattache encore à ce monde soumis au chaos, comme la main d'un ami dans le noir. Il parle, à mi-voix, dans la complicité de cette nuit qui s'écoule, et elle se laisse envelopper par la douceur de ses mots. Le Roi Noir. Son Roi. Elle lui a donné la Rose, elle lui a raconté l'histoire, confié la mission, donné la bénédiction. Et c'est lui le jardinier de cette renaissance, l'architecte de cette union. Il parle, et elle l'écoute.

Ce soir, ils ont rendez-vous. Une visite chaleureuse, fraternelle, passionnelle, qui réunit le Roi et la Reine dans ce jardin des lys envahi par la nuit. Les pièces s'avancent, loin, très loin d'eux. Les pièces s'avancent et la Reine n'en a pas conscience, perdue dans les méandres de son propre esprit. Elle ne sait pas ce qu'il se passe en Arven, elle ne sait pas si elle est d'Ibélène ou de Faërie, elle ne sait même pas qui elle est, vraiment. Elle a déjà vécu plusieurs vies. Qui est-elle donc dans celle-ci ? L'aïeule aux nombreux étés ou l'enfant à l'aube de sa destinée ? Fille ou mère ? Amante ou sœur ? Des visages dansent dans sa mémoire sans qu'elle ne puisse leur associer de nom, et les souvenirs font mal, alors elle oublie, revenant à la voix calme de son Roi, qui la calme et l'apaise.

Les pièces sont prêtes. Joie. Les enfants massacrés cesseront de pleurer leurs larmes de sang. Un soupir ténu lui échappe. Le Roi Noir est là, et il veille sur la Rose Écarlate, il veille sur Arven. Tout est bien.

La Reine Noire ne lui répond pas. Le Roi Noir n'a pas besoin d'entendre sa voix pour savoir qu'elle lui répond, qu'elle est là, qu'elle comprend mieux que tout le monde. Que n'importe qui. Elle est la seule à laquelle il a confié le nom de ses pièces, ses interrogations, la seule pour laquelle il a placé les pièces de l'échiquier. La seule pour laquelle ses doigts pousseront les pièces. Le Roi Noir ferme les yeux pour écouter et humer le vent, fort du parfum enivrant de Sombreciel. Il parle encore, sa voix se perdant dans le souffle du vent qui fait vibrer les feuilles et fleurs du jardin :

"J'ai peur, ma Reine. Peur que nos espoirs soient vains, que ceux qui ont ma confiance nous trahissent. J'ai peur et pourtant, que puis-je faire ? Je ne peux qu'avancer."

Un aveu difficile pour le Roi Noir, dont l'histoire n'a retenu que son égocentrisme, alors qu'il est également partage, volonté, force. Qu'il est difficile pour lui de confier ses craintes, mais il sait que sa Reine comprend. Elle l'entend, elle le comprend, elle sait qu'il avancera malgré tout. Ses yeux sont fermés, encore. Il n'a pas besoin d'eux pour voir la Reine, pour la sentir à ses côtés, en une présence rassurante.

"Je vous aime tant, ma Reine."

La voix du Roi Noir s'est étranglée dans sa gorge, alors que les lys semblent vouloir le réconforter en caressant ses doigts. Elle lui manque. Sans elle à ses côtés, il est incomplet – il manque sa flamme pour le réchauffer, son souffle pour qu'il vive, pour qu'il soit réellement lui-même. Le Roi Noir a toujours aimé la Reine Noire, d'aussi loin qu'ils ont existé. Un amour qui a transcendé les âges, les vies, les morts, et qui revit désormais, fleur vive poussant dans un terreau baigné de sang et de larmes, mais également d'espoir. Les larmes coulent sur ses joues, ténues. Si proche de lui, si loin de lui, là sans qu'il puisse... Ses doigts se crispent, ses yeux se rouvrent, et il regarde la Reine, baignée d'un rayon de lune qui ne la rend que plus belle. Que plus parfaite. Oui, le Roi aime la Reine – d'un amour millénaire.

Il parle encore, d'une voix tendue, crispée. Méconnaissable, lorsque l'on connaît ses habituelles intonations veloutées. Il parle et elle écoute, imperturbable, le Roi Noir lui avouer sa crainte, son angoisse, ses doutes. Combien savent qu'Hypérion n'est qu'un homme après tout, soumis aux mêmes failles, aux mêmes faiblesses, et qu'il n'en est que plus aimé par elle, précisément à cause de cette humanité ? La Reine frémit. Loin, très loin dans ses pensées, un visage flotte et s'agite, le Roi qu'elle s'est choisi l'appelle, mais ce souvenir fait trop mal – alors la Reine oublie, et repart dans le néant confortable de ses pensées.

Le vent du soir courbe les lys. Une vague de parfum délicat s'élève dans les ombres complices du jardin, mais la Reine ne les sent pas. Elle est loin, si loin – bien loin de tout cela. Elle n'a plus conscience que de la présence du Roi, et elle sent, confusément, ce qu'il lui partage sans le lui dire. Elle a confiance néanmoins. Elle l'a choisi pour ses qualités, elle sait qu'il sera capable de diriger la Rose Écarlate, de continuer le combat, de diriger les pièces. De se battre. Pour elle. Parce qu'elle n'en a plus la force, parce qu'elle n'en a plus la foi, et qu'elle est partie bien loin de ce monde en ruines qui s'effondre un peu plus à chaque instant.

La Reine entend encore ses paroles. Cette déclaration d'amour à peine avouée. Elle sait que son Roi l'aime. Elle même, Astrée d'Ibélène, a aimé Hypérion de toute son âme. Aujourd'hui, l'amour qui la lie à son Roi est différent. Plus mûr, plus âgé, plus grand. Différent. Il lui manque, oui, un peu aussi – comme le soleil manque à la lune, comme le vent manque à l'océan, comme le sable manque au roc. Il lui manque, mais ce n'est plus pareil – cela ne le sera plus jamais. Insensible, immuable, la Reine Noire refoule l'amertume des souvenirs éteints et des échos du passé, cherchant dans l'oubli la quiétude et la sérénité. Sans un geste, sans un murmure, elle se ferme intérieurement, rejetant loin d'elle les autres pièces qui courent dans l'ombre d'Arven, et son Roi qui la force à penser alors qu'elle voudrait simplement s'éteindre et oublier.

Qu'on la laisse en paix.

A jamais.