Téléporté.
Comme ça. Cash. Trois mètres en arrière. Je me rendais dans la bibliothèque, traversait le hall et... Quelque chose m’a tiré en arrière. Je hausse un sourcil, regarde autour de moi d’un air curieux. Est-ce l’Académie qui me joue un tour ? Est-ce encore Fantasme qui s’amuse avec mes nerfs ? Je patiente une dizaine de secondes pour attendre la suite. Rien. J’ai juste fait un bon en arrière.
Je n’ai pas rêvé, au moins ? Je sais bien que je pensais comme d’ordinaire à autre chose... Mais tout de même, je suis bien sûr que j’ai déjà passé la fontaine il y a quelques secondes. Nom du Destin... Toutes ces années commencent à me faire perdre la tête je crois...
Cette fontaine... Combien de fois me suis-je arrêté près d’elle, combien de fois ai-je lentement caressé son eau, combien de fois ai-je vu des étudiants lancer des sors sur cette dernière pour l’inonder de bulles ou aller voler des roseaux dans la deuxième serre pour s’amuser à faire de la musique en soufflant dans l’eau avec ? Combien de fois les ai-je repris, fâché qu’on saccage ainsi nos plantes pour de si grotesques activités... Enfin, ces derniers temps, il n’y a plus grand monde pour faire ce genre de chose... Il n’y a plus grand monde du tout d’ailleurs... Quoi que la population commence à revenir en ces lieux.
Toujours est-il que mes pas me guident vers cette fameuse fontaine.
Quelque chose a changé. Il y a comme un chant. Un chant venu de loin, venu d’ailleurs... Mais qui s’échappe de la fontaine. Assis sur la margelle, je vois passer deux poissons, remarque une clé, des pièces dans le fond... Je n’en ai strictement que faire. Je m’enivre de cette musique qui ravi mes sens et me plonge comme dans un rêve.
Pensif, je caresse du bout des doigts ce bas relief de harpe qui se dessine sur le bord de la fontaine.
C’est alors que le flot de souvenirs m’emportent. Ce ne sont pas mes souvenirs. Ce sont des sensations que je ne connais pas... Et pourtant, j’ai l’impression d’entendre et de voir pour la première fois de ma vie.
C’est comme allumer une bougie après de longues minutes à tâtonner dans le noir, c’est comme respirer un grand bol d’air après avoir suffoqué pendant un long moment. J’entends, et je joue.
Je joue de cette harpe de pierre qui frémit sous mes doigts, je joue et mes notes s’agencent dans une harmonie qui semble les appeler. Je joue ces notes qui avaient toujours été là, je joue cette mélodie que je connais déjà par cœur sans jamais l’avoir écouté de mon vivant.
Et c’est alors que je comprend. C’est alors que ces souvenirs d’Abélard s’ouvrent à moi. C’est alors que je comprend son talent, sa magie, l’Accord. Ce sont des choses dont je connaissait déjà tout, que j’ai pendant longtemps étudié... Mais que je ne comprend qu’aujourd’hui. Les mots prennent un sens, les notes prennent vie. Je comprend cette sensation que mon Calice de jadis avait voulu me faire partager, sans jamais y parvenir vraiment. Je croyais comprendre, je croyais savoir...
Je ne savais rien.
Aujourd’hui, j’entends, je vibre, je ressens cette musique qui m’appelle. J’entends la musiques des chose, j’entends la musique des hommes... Et je lis dans les souvenirs de mon ancien écrin que je n’ai encore rien vu, qu’il y a bien plus grand encore... Que tout s’agence... Le chant perdu, le chant du cœur, le chant du monde... Il me reste tant à comprendre, tant à entendre... De nouvelles voix s’offrent à moi. L’Accord est aujourd’hui à ma portée, et j’ai bien des années devant moi pour expérimenter cet art.
Je peine à revenir à la réalité de l’Académie. Cette autre Onde que je ressentais jusque là... Je réalise alors à qui elle appartient. Cet homme danse, à mes côtés, dans un accoutrement des plus étranges... Mais cet homme a aussi compris quelque chose aujourd’hui.
Il semble sortir lui aussi de sa transe, et me demande sa route vers la sortie... J’hésite un instant à le retenir, mais j’ai trop de chose à aller vérifier avant de lui parler. Je grave son visage dans ma mémoire. Qu’importe qui il est, je le retrouverais, où qu’il soit. Je viendrais le rencontrer. Il a des choses à apprendre, il a des choses à comprendre. Il vient d’écoper d’un grand don, mais aussi d’un grand pouvoir... Et je ne peux le laisser parcourir Arven ainsi sans le moindre scrupule.
Mais pas maintenant. Maintenant, j’ai un registre à feuilleter... Un mémoire qui a traversé les âges depuis plus de deux millénaires... Certains points doivent être éclaircis.