Deux jours environs venaient de passer depuis cette nuit incroyable qui avait eu lieu au cœur même de la Cour des Miracles. L'effervescence n'avait cependant pas quitté les pavés de ce lieu sacré, alors même que le Fils des Ombres avait donné des ordres bien précis pour retrouver ce voleur menteur et importun qui avait osé s'infiltrer au cœur même du lieu le plus secret de tout Arven. Il avait assisté à la renaissance de la Reine Noire et de Svanhilde Nightingale autant qu'il avait rencontré deux autres pièces de la rose aux yeux des dragons. Si Hiémain avait la chance d'avoir toujours eu le visage masqué, Mélusine n'était pas en grande sécurité. Et si il s'inquiétait pour elle, il avait hélas bien des choses à penser. Il allait bientôt quitter Lorgol pour affaire personnelles, et si cela l'ennuyait – et l'effrayait – il n'avait guère le choix. Il devait donc régler lui même ce qui devait l'être avant de partir. Tant de choses à faire oui, il avait eu le temps d'en discuter un peu avec Mélusine le soir même de l'incident, avec Shandor aussi d'ailleurs, mais de nombreuses actions restaient encore à faire. Des rapports par milliers qui lui venaient de tous les bords d'Arven, les gitans de tout horizons ayant bien reçu les ordres de traque, mais aussi des affaires importantes. Sans parler du jugement qui allait avoir lieu... l'une des complices avait été intercepté, celle là même qui avait trahi la Guilde pour faire rentrer ce souillon dans la Cour. Son acte était impardonnable et méritait la mort, sinon le bannissement pur et simple. Pourtant, Hiémain avait décidé de prendre son cas à part, bien parce qu'il savait ce qui se cachait derrière Ermelinde Faucheclair. Non pas qu'elle eut droit encore à une seconde chance, mais en tant que Roi, il se devait parfois de faire preuve de clémence, surtout par les temps qui courraient, quand on savait ce que les dragons étaient capable de faire. Aussi, il l'avait laissé en cellule sous les fondations de la tour, attendant de régler ce qu'il avait à faire avant de la rencontrer. Deux jours avaient donc passé.

Il s'était rendu seul dans ces lieux sombres et humides, pourtant éclairés par une longue allée de lanternes entretenues. Il régnait pourtant un certain froid. Venu masqué, en tant que Fils des Ombres lui même, il allait procéder seul et sans l'avis des autres au jugement. Cette femme n'avait pas besoin que l'on sache le secret qui lui pesait, et Hiémain n'était au courant que grâce aux murmures de Stellaire dans son esprit qui avait prit le temps de lui expliquer le problème, quémandant une certaine forme de clémence, sans doute pas par pitié pour l'humaine, mais bien pour emmerder son congénère turbulent. Le dragon n'avait pas été le seul à proclamer justice équitable pour la demoiselle, Mélusine n'avait pas été étrangère quant-à la décision de Hiémain de la rencontrer au lieu de la juger sans procès. Clés en main, il ouvrit la cellule avant de la refermer derrière lui. Se retournant, il fit face de haut à cette femme, assise perdue contre un mur. Apeurée, elle en avait l'air, mais cela n'avait rien d'étonnant. Il déposa sa propre lampe au sol. Alors même que la lumière dévoilait le sombre masque et la courbure de sa cape relevé sur sa tête, il avait l'air d'un bourreau, d'un héraut de la mort venu cherché la vie d'un condamné. Et pourtant, il était le seul qui était en droit de lui donner la liberté.

« Ermelinde, écoutez moi s'il vous plais et n'ayez pas peur. Rien n'a encore été décidé, et j'aimerais que nous parlions un peu de ce qui s'est passé. Ce qui s'est vraiment passé. Votre vie n'est pas assurée, mais je vais m'efforcer de délier la vérité du mensonge. Pour cela j'ai besoin de compter sur votre honnêteté. Racontez moi dans les moindres détails ce qui est arrivé, et pourquoi vous en êtes venue à trahir les vôtres. Je vous écoute avec attention. »

Il s'accroupit au niveau de la jeune femme, gardant néanmoins une certaine distance, prêt à répliquer de sa dague si elle s'attaquait à lui. Néanmoins, il avait gardé un ton neutre, presque doux et rassurant, alors même que le sujet prêtait difficilement à la sympathie. Elle n'était aux yeux de tous qu'une traitresse. Mais il n'y avait que Hiémain et Mélusine pour savoir la vérité.

Deux jours… Deux jours dans le noir et dans le froid, deux jours durant lesquels je refusais de parler à Philosophe, de l’écouter. J’étais furieux. J’étais aussi désespéré. Je pouvais faire montre de la pire mauvaise foi d’Arven, être une femme me dérangeait nettement moins que je le disais. Mais j’étais belliférien et l’affront que m’avait fait Philosophe cette fois était pire que tout. Et puis Answald… j’aurais sa peau. Plus j’y repensais et pire étaient mes sentiments à son égard. Oui, je le tuerai. Je serrerai mes mains autour de son cou jusqu’à voir la vie quitter ses yeux. À eux deux, ils avaient réussi à me faire regretter jusqu’à ma naissance.
J’étais furieux, désemparé, fou de rage et je ne tenais plus à grand-chose. Je tenais à la vie, réellement mais quelque part, j’espérais que tout s’arrête. Depuis deux jours, je ressassais et je ne savais pas ce qui m’arriverait. Là encore, je restais sourd aux paroles de Philosophe et il avait, me semble-t-il compris, que cette fois, c’en était trop.

Pourquoi avait-il respecté ma volonté de rester enfermé ici ? Pourquoi n’avait-il pas forcé mon esprit et ma mauvaise foi ? Je n’en savais foutrement rien et je m’en fichais. Il avait juste fini par la boucler. Le silence aurait pu être agréable si j’avais su comment j’allais m’en tirer. Hors, je ne savais rien. Je me contentais de ce qu’on me donnait. La faim, je connaissais alors le pain, même rassis m’allait très bien.

Assis à l’angle d’un mur, les genoux repliés vers moi, je repoussais cette masse de cheveux insupportable dans laquelle j’avais envie de tailler. Considération inutile mais une bonne distraction quand on a rien d’autre à faire.

Quand la serrure grinça et que le Fils des Ombres entra, instinctivement, je reculais contre le mur, autant que possible, me terrant comme un rat. J’allais crever, c’était clair et net… Philosophe ne laisserait peut-être pas faire ça mais il savait, comme moi, que les gitans et les voleurs étaient partout. Je risquais clairement ma peau et il se ficherait pas mal de changer d’écrin si cela devait arriver. Je haïssais les dragons.

Je respirais après les paroles du Fils des Ombres… Parler, je pouvais encore faire ça. Je me saisis du gobelet en fer et me rinçais un peu la bouche pour parler plus facilement. Économiser ses vivres, c’est la base quand on ne sait pas ce qu’on va devenir.

« Vers la fin octobre… un mec a disparu d’ici. Il vous a montré où était le cristal, il l’a volé avec vous. Ce mec, c’moi. Je sais, dur à croire, mais j’vous jure que c’est bien moi mon Roi. Demandez à Mélusine, elle sait. J’ai un dragon dans la tête, c’est lui qui m’a fait ça. Qui m’a changé en femme j’veux dire. Je choisis pas toujours ce que j’fais, j’ai pas toujours le choix, j’lai pas souvent en fait, j’suis même invisible des fois. Quand il a pas envie que j’fasse ma vie tranquille… Le gars qui est entré à cause de moi, Answald, j’le connaissais quand j’étais gamin. C’qui s’est passé ce soir là, scusez-moi, mais j’veux pas en parler, ça m'regarde voyez… Mais pour avoir la paix, j’ai fait un marché avec mon dragon. J’faisais entrer le gamin et il me laissait tranquille pour un moment. J’en pouvais plus de l’entendre, de le voir utiliser mon corps, d’en faire c’qu’il voulait. Alors j’ai dit oui, même si ça dure pas, j’voulais plus l’entendre. Depuis qu’il est là, j’ai plus d’vie mon Seigneur, j’vole que quand il veut bien, il me laisse faire que si ça l’amuse. J’dis pas qu’au début, j’trouvais pas ça sympa mais il me rend fou. C’pour ça que j’ai fait entrer le gamin, Answald, j’voulais du silence dans ma tête… un peu. J’voulais contrôler mes mouvements, faire c’que je veux. Ma liberté, même un peu, c’tout ce que je voulais. Mais le vol, la Cour, c’est tout c’que j’ai et maintenant… » Je montre la cellule. « … v’là c’que j’ai. »

J’me suis jamais senti si minable, perdu, enfermé. J’en viendrai presque à regretter le temps du tyran. C’était simple. J’volais, j’forgeais, j’vivais bien, presque tranquille même si j’pouvais pas rentrer chez moi. J’entends même plus ce con de Philosophe. Parfait, qu’il se taise même si c’est sûrement pas par charité.