Huit mois. Huit mois que Mélisande n'avait pas vu la lumière du jour, huit mois que la jeune femme n'avait pas eu d'autres compagnie que celle des gardes. Gardes qui, il fallait le dire, ne brillaient pas par leur intelligence mais par leur obscénité. Obscénité que Mélisande méprisait, tant elle les savait indignes d'elle. D'elle, qui jouissait de l'abri de sa geôle, contre eux. Eux, ses détracteurs, ceux qui avaient tout pouvoir sur elle : sur les mots qu'on lui adressait, la nourriture qu'on lui donnait, l'eau dont on l'abreuvait, le confort auquel elle pouvait prétendre. Prétention pas bien grande, étant donné ce dont elle était accusée, le crime qu'elle avait manqué de commettre par erreur. Erreur qui lui coutait cher, qui l'étouffait, elle qui ne rêvait que de liberté pour assouvir sa vengeance. Sa vengeance, le seul sentiment qui l'amenait à ne pas sombrer davantage dans la folie. Folie qui lui serait pourtant salvatrice, qui lui était salvatrice quand elle succombait à l'attrait des illusions, des désillusions, des chimères qu'elle amenait à la vie, qui lui permettait de s'imaginer s'évadant d'ici, de ce lieu sinistre et froid, dépourvu de vie, dépourvu de réalité. Réalité qu'elle a toujours fuit, réalité qu'elle a toujours craint, réalité dont elle se languit, actuellement.

Huit mois, sans drogue. Huit mois de torture, de douleur, de crainte, de désespoir. Des jours et des jours de manque, des jours où l'impression qu'on lui arrachait chaque parcelle de peau était plus vive que jamais, des jours marqués par les cris qu'elle a poussé, sevrée contre son gré, amenée à la lucidité. Lucidité à laquelle elle n'a pas succombé, lucidité qui la terrorise, lucidité qu'elle ne peut tolérer, lucidité qu'elle s'est chargée de masquer, pour mieux oublier. Mieux oublier le souvenir d'Augustus sur sa peau, sur son corps, prenant possession des moindres parcelles de ce dernier, marquant son territoire, sa suprématie, ce corps qui la dégoute, qui l'écoeure, dont elle a peur. Peur qu'elle s'inflige, peur dont elle ne peut se défaire, peur qu'elle ne peut surmonter, qu'elle n'a pu surmonter, pas même pour Ingmar.

Ingmar, qu'elle a aimé comme elle n'avait jamais aimé, à qui elle n'a pas su offrir son corps, se contentant de le blesser, de feindre le désintérêt, de peur qu'il ne la blesse, bien que son coeur ne batte que pour lui. Lui qui l'a consolée alors que de désespoir, elle avait essayé de le charmer et a paniqué, hantée par ses souvenirs. Souvenirs qui maintenant subsistent, depuis qu'elle sait qu'il est mort pour libérer Liam d'Outrevent, mort, aussi, pour essayer de la libérer, elle. Elle ne sait rien de ce qu'il s'est passé, ces derniers mois, rien à part l'annonce de cette mort, qui l'a marquée au fer blanc, qui l'a dévastée. Dévastée, au point qu'elle s'abandonne, qu'elle cède à son désespoir, à la folie douce qui la protègera de la réalité, bien trop dure, qui l'empêchera de se briser comme une brindille.

Brindille qui croit son dernier jour venu, en entendant le fracas de Dragonvale qui chute sur le palais, sur la salle du trôle, sur les geôles, sur elle. Sur elle, et sur tous les gens autour d'elles, qui laissent échapper des cris d'agonie, cris qu'elle ne pousse pas. Qu'elle ne pousse pas et ne poussera jamais, sentant l'heure de sa délivrance arrivée, l'heure de rejoindre Ingmar. Ingmar, dont la mort la fait souffrir plus que jamais. Jamais elle ne l'oublierait, jamais elle ne pourrait continuer sans lui. Lui seul aurait pu l'apaiser, et elle l'avait perdu, par sa faute. Sa seule, unique, faute, pour avoir failli et s'être faite capturer, sa seule et unique faute qui l'a anéantie. Anéantie, et détruite, au point de ne pas chercher à s'enfuir, pendant un moment, de ne pas pouvoir bouger, jusqu'à ce qu'elle entende cette voix, qui l'éloigne des chimères qui l'assaillait. Cette voix familière. Cette voix familière qu'elle n'aurait jamais cru entendre à nouveau, celle de son frère. Son frère qui, doucement mais fermement, lui prend la main, pour l'emmener au loin. L'emmener au loin, l'éloigner de ce désastre, la protéger. Protéger la poupée en porcelaine qui menace de se briser devant ses yeux, bien qu'il n'en sache rien, qu'il n'ait pas la moindre idée du calvaire qu'elle a subi, des horreurs qu'elle n'arrive pas à fuir, des peurs qui bouillonnent en elle, menaçant de la noyer, de la submerger, cette délicate poupée de porcelaine.

Cette délicate poupée de porcelaine qui se raccroche à cette main, la première main qui lui est tendue, amicale, depuis bien longtemps. Bien longtemps, trop longtemps. Elle ne sait plus combien de temps. Elle ne dit qu'un mot, un seul, incapable de dire plus. « Melsant. » Elle est brisée, dévastée, mais ce seul nom transmet toute la reconnaissance, le soulagement, la joie de retrouver son frère, l'affection qu'elle ressent pour lui. Une figure amicale. Une personne qui jamais ne lui fera du mal, elle le sait. En qui elle pourrait toujours avoir confiance.