Tu n’avais pas pensé te retrouver ici un jour… Pas depuis tout ce qui était arrivé. Et pourtant, tu étais de nouveau dans la Tour de la Confrérie Noire et pas seul. Tu ne sais pas encore comment te comporter, quoi faire. Réapprendre à vivre n’a pas été facile mais il fallait que tu réapprennes à te comporter comme un vivant avec Svanhilde, avec ta fille. C’est fou ce que la pratique des choses peut se perdre, peut faire peur. Car oui, tu avais peur que tout cela ne t’échappe encore.
Mais tu te retournes pour lui faire face alors qu’elle tient votre enfant, votre bébé. Pour la première fois, vous êtes tous les trois, ensemble, sans barrières ni complications. Tu cherches les mots mais ils ne viennent pas. Faut de pouvoir parler de façon cohérente, tu choisis la facilité en embrassant ta fille sur le front, doucement… et puis Svanhilde. Un geste qui semble bien simple pour de nombreuses personnes mais qui dans votre cas est lourd de sens et de difficultés. Qui peut comprendre ce que vous avez traversé ? Personne…

Enfin, tu te décides. « J’étais en train de perdre espoir… Je voulais me retirer du monde, comme toi mais à ma façon. Comment aurais-je pu continuer sans vous ? »

Oui, tu l’avais envisagé. Tu avais envisagé de disparaître, avec ou sans ta fille. De laisser le monde tourner sans toi. Était-ce si mal après tout d’avoir choisi l’égoïsme en cas de mauvais chemins ? Certes, désormais, la question ne se posait plus. Elles étaient là, toutes les deux.

« Je suis… tellement désolé, pour tout. J’aurais tant aimé t’épargner à jamais. Je veux épargner notre fille, quel que soit le prix. Je ne vous quitterai plus jamais. C’est au dessus de mes forces. J’ai besoin de vous, j’ai besoin de toi Svanhilde. Plus que jamais je t’aime et plus que jamais, je suis dépendant de toi. »

J'ai peine à reprendre contact avec la réalité du monde. Après avoir fui si loin, m'être enfermée loin de tout, avoir voulu tout quitter... Me voici de retour à mon point de départ. Je sens le vent de la nuit qui s'achève agiter mes mèches blondes battant sur le cuir sombre de mes cuirs d'assassin, je sens la lumière des étoiles sur ma peau, j'entends les bruits de l'aube qui s'annonce à l'horizon. Rien ne semble vraiment à sa place – sauf peut-être le poids sur mes bras, là, tout contre mon cœur. Les yeux grands ouverts dans l'obscurité, la voûte céleste s'y reflétant en une infinité de facettes, silencieuse et concentrée, son poing minuscule refermé solidement autour d'une de mes boucles, Sigal me regarde gravement.

C'est à peine si je me rends compte que nous sommes arrivés dans notre logis de jadis, la Tour Noire qui nous abritait lorsque nous dirigions la Confrérie. C'est avec des excuses pour le trouble causé et des remerciements dignes que nous avons pris congé du Fils des Ombres, le laissant à la quiétude retrouvée de sa Cour des Miracles après le tumulte de la nuit passée – et maintenant, nous voici de retour où tout a commencé. Je l'écoute – ses paroles me brisent le cœur, tant j'y perçois les relents désespérés de la terrible solitude où sa mort m'avait plongée.

Sigal lovée sur mon bras, je m'abandonne un instant à l'étreinte de mon frère. Ai-je le droit seulement de savourer ses lèvres sur les miennes, ce baiser acheté au prix des larmes et du sang, cette caresse qui scelle la promesse que je lui ai faite ce soir ? Est-ce permis, est-ce autorisé, avons-nous le droit d'être heureux enfin, après le deuil et la mort, après la fin et l'oubli, avons-nous le droit de nous aimer ?

« Je ne t'avais plus, et c'est pour l'épargner que je m'en suis allée. Mais si tu es là, à mes côtés... Nous pouvons la protéger. Je ne veux plus d'une vie solitaire, Sigvald, je ne veux plus tes doutes et ton refus, je ne veux plus que tu me fuies : si je reviens, c'est pour toi. Je te veux près de moi, je te veux dans ma vie, et je n'y renoncerai pas : Sigvald, je suis revenue, pour toi. Est-ce que tu veux de moi... ? »

Tu as du mal à croire que ce que tu vis est bien réel. Pourrez-vous seulement être heureux ? Peut-être… Tu regardes Svanhilde, aussi perdue que toi dans cette histoire, voire plus peut-être. Comment faire, comment agir, quoi faire ?

« Plus de vie en solitaire, plus d’abandon, plus de doute. Je te le promets. Jamais je n’ai douté de nous, jamais je ne t’abandonnerai. Bien sûr que je veux de toi, aurais-je affronté ta colère, ton refus, Astrée, si je ne te voulais pas à mes côtés ? Non, je ne l’aurais pas fait. Ensemble et à jamais, comme je te l’ai promis. »

Tu n’as jamais été aussi sûr de toi. Rien, pas même les Puissances ne pourront se mettre entre vous. Tu acceptes qu’elle soit l’écrin d’Astrée, tu acceptes qu’elle ait voulu tout quitter. Mais elle est là, avec toi, avec votre fille. Votre fille que tu couves des yeux ainsi que sa mère.
À tes yeux, c’est le moment… Il faut que tu le lui dises. Cela ne concerne pas réellement votre relation mais ses choix.

« J’ai pardonné Castiel, j’ai approuvé tes choix. Tu n’aurais pu en faire de meilleur. Tu as dû vivre sans moi et puis avec mon souvenir. Personne ne mérite ça. » Lentement, tu l’étreins, comme autrefois, comme avant tout cela, en prenant soin d’épargner à votre fille une position désagréable. « Si tu savais à quel point j’ai rêvé de cet instant à tes côtés. Dire que je ne sais même pas quoi faire, pas comment agir, pas quoi te dire… Je dois te paraître bien gauche. »

Et c’était peu de le dire, tu étais légèrement perdu. Doux euphémisme. C’était dire à quel point vous n’aviez plus eu la paix tous les deux depuis longtemps, trop longtemps. Au final, étiez-vous réellement capable de vivre une vie posée et paisible ?

Je n'ai pas de réponse à ses questions. Je n'avais pas envisagé de revenir un jour au monde que j'ai quitté, de retrouver ma fille et son père, les restes de la Confrérie, ma magie, mon trône et mon royaume. Jusqu'où sommes-nous allés pour en arriver là ? Il est mort, j'ai dû apprendre la vie sans lui, porter nos enfants et mettre au monde celle des deux qui a vécu, puis j'ai fui à mon tour et me suis retranchée loin de tout, alors qu'il devait à son tour apprendre à vivre sans moi. Tant de larmes sur notre chemin, constellé de sang, le poids immense de ces sacrifices consentis, et de tout ce que nous n'avions jamais eu et que nous pensions perdu. Nous n'avons jamais rien fait dans le bon ordre...

Maintenant que le Destin a détruit nos vies, il est temps de commencer à construire.

Déposant Sigal endormie dans le berceau qu'elle a occupé quelques nuits, je me tourne vers mon frère, renouant l'étreinte chargée de réconfort dont il m'a entourée. Appuyée contre lui, mes yeux dans les siens, je m'imprègne du contact de ses bras. Je n'osais plus y croire, lorsque j'ai tout cédé et abdiqué – je n'osais y croire, et pourtant il est là.

« Mon aimé, j'ai un royaume à reconstruire, un trône à redresser, une couronne à porter, mais je n'y arriverai pas seule. » D'une main, je caresse sa joue, mon regard noyé dans le sien, azur et glacier liés. « Castiel sera un bon voisin, mais Nightingale est à moi – Sigvald, j'ai besoin de toi. Accompliras-tu ce devoir... avec moi ? »

Je n'ose lui dire que ce n'est plus un frère que je réclame. Après tout, comment savoir dans quelle direction va le porter sa flamme... ?

Vous n’aviez jamais réellement agi comme on l’avait attendu. Vos parents, se doutaient-il que vous ne seriez, un jour, pas qu’un frère et une sœur ? Sans doute pas… L’approuvaient-ils ? Sans doute pas, peut-être… En réalité, tout cela t’était bien égal. Elle était ce que tu avais de plus cher avec votre fille.

Tu la regardes déposer votre fille endormie. Elle en aura déjà vu de belles cette enfant. Tu espères qu’elle sera forte et qu’il ne lui arrivera rien. Tu espères que vous aurez tout fait pour l’épargner. Après tout, tel est votre rôle de parents de lui offrir un monde meilleur que le vôtre.
À nouveau, tu étreins ta sœur, la fixant comme au premier jour de votre véritable relation. Oh oui, elle est tout. Ce qu’elle te dit, tu le comprends parfaitement. Dans cette demande, tu sais qu’il n’est pas question d’être avec elle en tant que frère.

« Bien évidement. Je serai à tes côtés, nous reconstruirons Nightingale ensemble. Qu’importe ce que l’on dira, je serai tiens comme je l’ai toujours souhaité. » Cette demande, la demande réel, c’est à toi de la faire. Tu oses et oseras tout pour elle. « Veux-tu de moi comme époux, ma Reine ? »

Aucune innocence dans cette demande, aucun doute non plus. Tu sais dors et déjà que certains royaumes n’accepteront que fort mal cette union mais Nightingale ne sont pas leur terre. Qu’importe d’ailleurs qu’ils l’acceptent tant qu’ils respectent l’autorité souveraine de Svanhilde en Nightingale ?
Tu attends, tu espères avoir bien compris, tu espères avoir formulé cette demande correctement. Tu as réellement perdu la pratique des choses au final. Il va te falloir réapprendre à être Roi avant d’être un assassin et un mage. Et pourtant… tu es tout cela, tu ne peux le nier, tu n’es qu’un plein et entier en tout cela.

Quelle absurde beauté dans cette aube qui se lève à peine : noyés dans le sang de leurs victimes, l'Oracle de la Confrérie Noire Noire, Reine de Nightingale, est demandée en mariage par sa Première Lame rescapée, le prince son frère, dans la Tour de la Confrérie Noire qui fut jadis celle de leur royaume. La boucle est bouclée, tout recommence – une chose après l'autre, la vie reprend son cours, et mon cœur se serre un instant alors que je lis l'engagement de Sigvald au fond de ses prunelles. Le temps d'un souffle, d'une pensée, d'un battement de paupières, le seuil est franchi, la porte est fermée, tout a basculé : ce n'est plus mon frère qui me tient contre lui, mais l'homme qui me demande de lui lier ma vie. Et quelle force, sombre mère, dans cette certitude formelle, dans l'absolue conviction de ses prunelles : il sait, il a compris, il accepte que son engagement soit éternel. Et la réponse à sa question est si limpide en moi, si claire, si lumineuse, que je m'étonne d'avoir à la formuler.

« Que Nightingale reprenne vie sous la protection de nos couronnes, et que les marches de son trône se peuplent d'anges blonds pour étendre notre lumière jusqu'aux confins de nos frontières. Soyons dévoués à nos missions, rassemblons la Confrérie dans notre giron, continuons à abriter les mages que nous protégeons, et soyons dignes de Nightingale et de ses sujets – ils ont besoin de nous maintenant pour les guider. Que Sigal et ceux qui viendront après elle puissent grandir dans un monde en paix, sans Dragons... Pour cela, j'ai besoin de toi. Je te veux comme époux, et comme Roi. »

Oh, sombre mère, comme mon cœur bat fort – j'avais sacrifié mon bonheur et mon futur, et voilà que tout m'est rendu au centuple, comme un présent décuplé que je n'aurais jamais dû mériter. Puis-je vraiment être heureuse désormais, avec l'époux que je me suis choisi, le Roi que je veux me donner ?

Vos vies avaient été saccagées avant même vos naissances et encore après… Cela était-il tracé ? Tu espères que non car aujourd’hui, tu as décidé de retracer vos routes envers et contre tout. Vous êtes enfin réunis et tu feras tout pour que cela reste ainsi. Tu sais quelles seront ses responsabilités et les tiennes mais tu vivras fort bien avec cela. Vous aurez des responsabilités, certes étranges parfois mais telle est votre vie depuis toujours.
Les paroles qu’elle prononce réchauffent ton cœur, t’apportent la paix. Nightingale reprendra vie sous votre impulsion conjointe et le fait qu’elle évoque votre descendance t’arrache un sourire. Depuis combien de temps n’avais-tu plus souri ? Oui, tu es réellement en paix à présent, en paix et entier.

« Je suis à toi, à jamais. Relevons notre royaume qui n’a que trop souffert, rendons lui sa grâce. Que les terres soient rendues, que nos sujets sortent la tête haute, que les mages soient protégés et qu’ils prennent consciences de ce qui les attend. Nous ne pouvons laisser les gens dans l’ignorance de ce qui arrive. Préparons le peuple et bâtissons. Régnons ensemble. »

Tu te détache et t’inclines légèrement en saisissant sa main que tu survoles d’un baiser. Usages, certes mais qui a à tes yeux son importance. Elle n’est plus ta sœur mais ta future épouse. Ainsi soit-il, vous serez souverains d’un royaume renaissant.
Il te faudra régner, aider la Confrérie, aider les écrins si tu le peux car tel est ton devoir également.

« Sur nos épaules reposent encore de nombreuses choses. » De tes bras tu l’enserres à nouveau. « Mais nous y parviendrons. J’entends les possédés Svanhilde… Je sais quel devoir t’incombe également et si je le peux, je vous aiderai. » Elle ne savait pas, c’est chose faite. Ton sang, jusqu’au bout est mêlé à la magie d’une façon ou d’une autre…

Ensemble.

Le mot le plus important dans tout cela. Je ne suis plus seule, je ne suis plus condamnée à me battre au-dessus des autres sans personne à mes côtés – voilà que je donne place à Sigvald à ma droite, et qu'avec lui je reprends le combat que j'avais fui. Tant à faire, Sombre Mère, tant de choses à accomplir, à réparer, à instaurer – notre royaume à relever, la Confrérie à ressusciter, la magie à préserver... Il nous faudra reprendre le contrôle de Dragonvale, des Lames, de Nightingale, et prendre le temps de vivre également. Ensemble – l'un à l'autre, après ce chemin de croix pavé de nos souffrances. Je n'ose y croire...

J'ai peur soudain. J'entends quelque chose dans la voix de Sigvald, un aveu oppressant qu'il me fait en me serrant contre lui – le voilà donc Héraut des Opprimés, capable d'entendre les écrins manipulés ? Quel poids a dû être le sien toutes ces semaines où je me suis recluse aux limites de la réalité... Un instant, j'hésite. Dois-je également lui dire ce que je sais et que j'ai accepté, cette vérité terrible qui pourrait le détruire, mais que j'ai embrassée comme faisant partie de lui ? Dois-je lui révéler cet héritage tout aussi sombre que lumineux qu'il porte en lui, puis-je lui apprendre quelle lignée souveraine s'est jointe à la mienne pour faire de Sigal la fille d'une reine, mais également celle d'un roi ?

« Une autre mission t'attend, mon aimé, un autre devoir, celui de comprendre et d'accepter. Vois-tu le savoir des Dragons est immense – et lorsque je me suis trouvée privée de toi, prête à mettre au monde l'enfant né de notre union, Sage m'a révélé la réelle nature du sang qui coulerait dans ses veines. Sigvald, j'ai donné à Sigal le sang des Nightingale, chargé de magie, de violence et de sacrifice – tu lui as donné le sang d'Arven, chargé de noblesse, de souffrance et de grandeur. Tu lui as transmis l'héritage qui est le tien – celui des descendants d'Augustus, sa magie et sa puissance, peut-être aussi sa noirceur, mais également celui de Chimène, et par celui-là la droiture des Impératrices, leur compassion et leur dévouement... Tu es le tenant d'une lignée bien plus haute, bien plus noble que la mienne, chargée d'épines et de ronces, mais glorieuse et magnifique. Il va te falloir l'accepter – et faire de nos enfants les héritiers d'un sang riche et double. Je le sais depuis longtemps maintenant, et je l'ai accepté – je me suis toujours dit qu'étant fille de Roi, tout autre qu'un monarque était indigne de moi, et tu l'es doublement, par deux fois déjà, la troisième par moi. Sois fier, mon aimé : tu es Roi. »

Nightingale se relèvera, forte et fière. Elle reprendra sa place sur le continent, Arven verra de nouveau ses mages protégés. Le peuple sera préparé. Nul ne doit ignorer quel menace règne et pèse en ce monde. Ce serait terriblement injuste de laisser l’ignorance les menacer. Tu le refuses en tout cas. Mentir, dans ce cas ne serait pas rendre service. Le ignorants ne sont pas bénis, c’est ce que tu penses en cet instant… plus pour longtemps.
Rien… absolument rien ne te sera épargné… car alors que tu écoutes parler Svanhilde, tu as un obscur pressentiment. Ce qu’elle va te dire ne va pas te plaire, elle prend bien trop de gants… Elle récite une histoire pour faire passer quelque chose et ce quelque chose te glace le sang.

Bien conscient que ta fille dort à côté et que Svanhilde s’accroche désespérément à toi, tu t’incites au calme et au contrôle. Tu n’avais pas compris au début mais tout est limpide. Descendant de… par la Sombre Mère, par le Destin… Comment… C’est un gouffre qui s’ouvre sous tes pieds. Augustus, celui-là même qui a voulu mettre fin à la lignée de Svanhilde, qui a oppressé Arven, qui a chassé les mages… Chimène, qui t’a empêché de rejoindre Svanhilde mais qui t’as guidée… Le savent-ils ?
Tes doigts se crispent sur les cuirs d’assassins de Svanhilde. Qu’as-tu donc légué à ta fille ? Son âme sera-t-elle aussi noir que la tienne ?

« Comment puis-je garder la tête haute ? Comment ? Tu sais aussi bien que moi quelles ténèbres m’habitent depuis toujours et que je lutte contre elle constamment… Je n’exagérais pas quand je disais que mon âme n’était pas belle. Elle ne l’est pas… Je sais désormais quel est mon héritage et plus que jamais, j’en suis persuadé. Tu l’as accepté et je t’en remercie infiniment mais ne me demande pas d’accepter cette part de moi. J’en suis incapable. Pourquoi Sage ne me l’a-t-il pas dit ? Pourquoi a-t-il veillé sur moi en sachant cela ? Ô Destin… »

Je sens la glace sous mes doigts. Le cuir de ma tenue crisse sous ses mains alors qu'il se crispe, et je lis en lui la rafale glaciale de son tourment alors qu'il s'accable, de ces mots vifs et durs qui me blessent pour lui – je comprends son trouble, sa peur, son rejet de ce qu'il vient d'apprendre. J'ai eu des semaines pour m'y faire – lui vient seulement de l'apprendre. Il va me falloir trouver les mots, comme Sage avait su le faire.

« Tu ne vois dans cela que la laideur, la noirceur et le crime – tu oublies qu'Augustus n'est pas nécessairement aussi sombre que tu l'imagines, et qu'il avait de très bonnes raisons de vouloir bannir l'Académie, toi et moi le savons désormais, c'est flagrant depuis que les Dragons arpentent à nouveau Arven... Et comment négliger tout ce que le sang de Chimène te donne, mon aimé ? Chimène, notre Sombre Mère elle-même, l'ange de l'apocalypse qui a guidé nos lames pendant deux siècles – sa détermination, sa force, son engagement, et toute sa compassion, son amour de la terre pour laquelle elle s'est battue, et la grandeur étincelante de son âme. Comme toutes nos Impératrices, elle a le cœur bien né et bien placé, et Augustus a su prendre des responsabilités, se salir les mains pour le plus grand bien, parmi ses crimes. »

Un instant, je m'interromps, saisis son visage entre mes mains, pour le forcer à me voir, me regarder, m'entendre et m'écouter.

« Ne vois-tu donc pas que la noirceur en toi est ce qui te donne une lumière d'autant plus éclatante ? Ô mon aimé, ne suis-je pas moi-même toute de ténèbres embrasée, ne suis-je pas l'écrin d'Astrée, la Reine Noire, ne suis-je pas l'Oracle des Sombres Lames ? Est-ce que cela t'empêche de m'aimer, est-ce que cela fait de moi un monstre, une hérésie, une abomination ? Sigal est née de nos noirceurs conjuguées, et pourtant... Ne le vois-tu pas, mon Roi ? Comment pourrait-on protéger quiconque des ténèbres sans les avoir soi-mêmes rencontrées ? Augustus et Chimène étaient chacun une démesure à leur niveau, tu conjugues leurs moitiés pour marier leur lumière et leur obscurité – tu es l'équilibre, tu es... Oh, Sigvald. Tu es parfait. »

Tu ne peux accepter ce qui vient d’être dit et intérieurement, tu fustiges Sage de ne jamais t’avoir parlé de cela. Et malgré tout ce que tu as pu lui dire, il te répond que le temps n’était pas venu et qu’il n’était pas celui qui devait le faire. Il n’en dira pas plus te laissant avec Svanhilde qu’il te remercie pourtant d’avoir ramenée.
Cependant, cela ne t’aide pas. Ton héritage est lourd, son poids pèsera sur tes épaules désormais et un jour, sur celles de votre fille, de vos futurs enfants…

« Ses raisons étaient peut-être bonnes mais pas le moyen de parvenir à ses fins. Hésiterait-il un seul instant à massacrer à nouveau les mages ? » Elle a pourtant raison, tu ne peux négliger que le sang de Chimène coule dans tes veines. Elle t’a guidé, t’as retenu lorsqu’il l’avait fallu, pouvais-tu seulement lui reprocher quoi que ce soit ? Certainement pas… Tu soupires. Ce n’est pas pour autant facile à digérer. « Je ne peux te promettre d’accepter cette vérité mais je jure en tout cas de ne rien faire de stupides. Ma vie, notre vie est ce qu’elle est, ce sang n’y changera rien. Je te protégerai, je protégerai nos enfants, notre peuple et Arven de mon héritage s’il le faut. »

Tu sais qu’il n’est pas impossible qu’il ne sache rien mais il est impossible en revanche que Chimène ignore qui sont ses descendants… pourquoi n’a-t-elle rien dit ? Par soucis de protection ?

Tu saisis le visage te ta sœur entre tes mains pour plonger dans son regard. Que n’accepterais-tu pas, que ne tenterais-tu pas d’accepter pour elle ? Et dans ce regard, tu ne parviens à trouver rien de plus que l’amour. Folle escapade…

« Reste avec moi et je serai parfait. Sans toi, je ne suis pas entier. Il y a d’autres choses à faire, d’autres choses à penser avant que je ne puisse me permettre de m’attarder sur cette nouvelle. » Mais tu avais un devoir supplémentaire à présent, car elle avait raison… La domination des dragons devait cesser et peut-être pourrais-tu y jouer un rôle.

Augustus… Chimène… Tout cela devait rester… secondaire autan que possible.

Il est perdu, mais il n'est pas seul. Je le vois lutter avec le poids de cette nouvelle, se débattre et s'acharner, puis il refait surface sous le doute et la colère, et je suis là, à ses côtés. Il y a beaucoup à faire, beaucoup à régler, tellement à décider que c'est tout l'avenir de ma couronne qui en sera impacté. Alors, je range ce souci de côté, prête à en reparler dès que Sigvald le désirerait, mais soucieuse de ne pas le harceler avec ces préoccupations qui le perturbent tellement. Son regard rivé au mien, je m'engage simplement, une fois de plus, à toujours rester à ses côtés.

« Mon aimé, je vais t'épouser. Je serai Reine, tu seras mon Roi : je serai toujours là. Je t'aime, voilà. »

Une seconde passe et se suspend entre nous, scellant dans le silence qui précède l'aube ce serment d'amour un peu étrange. Dans son berceau, Sigal s'agite un instant, puis se rendort presque instantanément, alors que d'autres sujets de préoccupation me viennent. Il y a tant à considérer – ma capitale à reconstruire, mes nobles à rencontrer, ma fille à protéger, Dragonvale à sécuriser, la Confrérie à reformer – elle avait été dissoute, mais mon retour dans le cuir sombre des Assassins me signale que tout n'est pas encore accompli et que la Confrérie a encore à agir dans l'ombre pour la sérénité des Huit Royaumes/

« Il va nous falloir parler de tout ce qui nous attend... Le plus important maintenant est de rassembler nos seigneurs et nos dames, pour voir s'ils me renouvellent leur serment. Si je dois être couronnée, je le serai – avec toi à mes côtés, une fois que nous serons mariés. Il faudra également que nous reprenions le contrôle de ce qui se passe à Dragonvale, pour éviter que les mages ne soient trop pervertis par les dragons – et la Confrérie attend que nous la reformions. Nous n'avons plus de Sombre Mère, mais je suis toujours l'Oracle, et Arven a besoin de personnes pour organiser le domaine des meurtres et des assassinats – quitte à être couronnée de sang, autant que je le sois entièrement, qu'en dis-tu ? »

L'ombre d'un sourire amusé vient tempérer mes propos. La couronne de Nightingale a toujours été connue pour occuper la tête de la Confrérie, depuis deux siècles – je ne vois pas pourquoi les choses devraient changer...

Tu ne peux tout lâcher, tout abandonner sous prétexte que tes ascendants sont qui ils sont. Vivants, certes mais guère important. Ils ne peuvent te définir, pas depuis toutes ces années. Du moins, il est temps de t’en persuader.
Certes, les ténèbres en toi son grande, tu ne peux le nier, elle non plus mais quand elle est à tes côtés, elles sont recluses.

« Tant que tu es à mes côtés et que Sigal est dans nos vies, il n’y a rien que je ne pourrai surmonter. J’ai juste besoin de Temps. »

Le temps t’avait toujours fait défaut mais maintenant, tu en avais. Il y avait bien d’autres choses à régler et maintenant, tu étais plus multiple que jamais, tout comme Svanhilde. Vous aviez nombre de choses à accomplir désormais.

« Je t’aiderai, je serai à tes côtés. Nightingale se relèvera et en son sein, il n’est pas dit que les dragons auront la main mise sur les mages et que les assassins seront libres de faire ce qui leur chante. Si par nos choix, nous avons blessé Arven, je pense qu’il est temps de réparer nos erreurs ou d’essayer. Je tenterai de réunir le nom des écrins, peut-être pourrons-nous faire quelque chose pour eux. Quant à la Confrérie… Peut-être est-il temps de la rappeler à toi. Ils sont encore nombreux, je n’en doute pas un instant. »

Pour beaucoup, la Confrérie était un catalyseur mais aussi un refuge. Qui étais-tu pour les juger, toi dont l’âme et le cœur était aussi noir que vos cuirs. Personne et dans la Confrérie, tu n’étais qu’une lame de plus, qu’un assassin de plus. Ni un Prince, ni un Roi… juste un assassin, un meurtrier et le goût du sang, jamais ne pourrait te quitter.

Il te reste cependant une dernière promesse à faire.

« Je te jure que plus jamais, je ne prendrai de décisions inconsidérées qui risqueront de m’éloigner de notre fille et de toi. Tel est mon serment aujourd’hui. »

Beaucoup de choses restent à faire, mais les premiers pas sont posés sur le chemin que nous avons choisi. Un royaume à redresser, cela sera fait, oui – nous allons monter sur le trône, ensemble, et lorsque je serai couronnée, j'aurai mes sujets avec moi et mon époux à mes côtés. Nightingale va renaître des ruines du passé, j'en fais le serment – nous redeviendrons le royaume splendide d'antan, étincelant de magie. La Confrérie de naguère sera elle aussi tirée de l'oubli – Arven a cruellement besoin de son réseau d'assassins et j'en connais plusieurs qui accueilleraient sûrement avec bonheur la nouvelle de son retour. Et Dragonvale, ma foi...

« Installons-nous à l'Académie le temps que notre palais soit habitable à nouveau. Nous y serons en sécurité – les Dragons craignent la Rose Écarlate, et j'en suis la Reine Noire. Ordalie les tiendra loin de nous – et ainsi, nous aurons tout loisir de profiter des ressources de l'Académie pour apprendre comment faire barrage aux Dragons. Après tout, je suis une Nightingale – Dragonvale fait partie de moi ! »

Je me détourne un instant pour prendre dans mes bras Sigal qui s'est réveillée, la berçant doucement. Ma fille m'a manqué – je veux reconstruire mon royaume pour elle, lui laisser un héritage fort, et digne, et noble... J'ai envie d'espérer, envie de me battre, envie d'y croire – le prix a été payé dans son intégralité, c'est l'avenir qui nous attend désormais...