De l’abysse de son regard.
Des pétales de fleur de cerisier voletaient au gré des vents. Le printemps ravivait certaines terres d’Arven, en ignorait d’autres, et satisfaisait les sens de l’entièreté de la cour. Assis à l’ombre d’un de ces arbres colorés de rose, je laissais mon esprit vagabonder, s’aventurer à travers les méandres de mes songes.
«
Altaïr. » Souffla une ombre, subitement apparue derrière moi. «
Père te demande. »
«
Je viens. » Répondis-je simplement. L’instant d’après, mon petit corps d’enfant se meut, se redressa souplement, et se mit en marche en direction de la réception. Son Eminence se plaisait à organiser des fêtes, même s’il n’avait rien à célébrer. Il aimait seulement se pavaner, exhiber ses femmes et s’exercer aux grands discours. Maman n’avait de cesse de le répéter. A en croire les dires de papa, elle le détestait, le haïssait, l’exécrait de toute son âme. Tacitement, toujours. Outrancièrement, jamais.
«
Ah, le voilà. » Papa me sourit et me tendit la main. Je m’approchai timidement, car face à lui se trouvaient deux hommes particulièrement intimidants. «
Votre Majesté, monseigneur de Bellifère, je vous présente Altaïr. Mon fils. »
«
Un homme en devenir. » Dit Augustus en s’accroupissant devant moi. Ses doigts glacials frôlèrent ma peau, douce comme au premier jour de mon existence, et forcèrent mon regard à croiser le sien. «
Son avenir sera grand. »
De l’union de deux âmes sœurs.
«
Relève ton sabre, comme ça. » Ses mouvements épousaient les miens. La lame du sabre fendait l’air, dessinait quelque figure mortelle, et redescendait enfin. «
A présent, frappe. » Un hurlement agressif retentit. Ma lame s’écrasa contre le flanc du mannequin de paille, en projetant quelques brins sur la feuille d’Aevia. Car ma jeune sœur était une artiste. Elle passait des journées entières à dessiner, des pages et des pages de runes étranges, tirées de nulle part. Papa la croyait simplement imaginative, peut-être un peu trop, surtout lorsqu’elle parlait de son amie invisible. Une certaine Chimène, une femme constamment attristée, comme si elle avait assisté à l’évanouissement de ses rêves. Contrairement à lui, maman croyait sa fille et l’enjoignait à entendre les enseignements de cet esprit errant, tout en les taisant. Il en allait de sa vie.
Ces glyphes prirent tout leur sens le jour où papa en fit orner sa hache. Lors d’une bataille, lorsque le sang les eut entièrement recouvert, une sombre puissance envahit son bras. Jamais il ne comprit pourquoi. Jamais il ne soupçonna Aevia.
«
Je suis fier de toi, mon fils. » Me répétait-il au terme de ses enseignements. Il m’enseigna toutes les passes, les feintes, les ripostes. Il fit de moi un parfait guerrier, un parfait successeur, destiné à servir l’homme le plus intouchable.
Augustus.
En maniant les armes, je m’étais forgé ma propre personnalité. Mon père savait parfaitement se servir d’une hache ou d’un fléau, comme je devenais intouchable en possession de deux épées courtes ou de couteaux de lancer. L’usage de ces lames, complexe et mystérieux, marque mon caractère ombrageux et réservé. Je cache de nombreux secrets, je songe souvent, je doute toujours.
De son allégeance à son bourreau.
Son Eminence faisait montre d’une incroyable exigence. Son armée devait être constituée des meilleurs éléments du Royaume, et il n’hésitait pas à vérifier leurs compétences de son propre chef. De fait, avant de m’accorder l’adoubement, il m’ordonnait de lui montrer de quoi j’étais capable. Il me força à combattre un nombre croissant d’adversaires, en simple simulation d’abord, en situation réelle ensuite. Autrement dit, je fus contraint de tuer plusieurs hommes en sa personne, des « chiens ne méritant pas de vivre sur ses terres », selon lui. Je sentais la pression de son regard, la flamme de la cruauté animant ses iris à chaque gorge tranchée. D’homme honorable, de guerrier issu d’une fière lignée, j’avais l’impression d’être devenu une vulgaire bête de foire.
A la fin de l’épreuve, il applaudit. «
Quel spectacle divertissant. » Avait-il ajouté. «
Agenouille-toi. » M’ordonna-t-il enfin, quittant son trône et dégainant son épée.
«
En ce jour, je fais allégeance à Lord Augustus et au code de la chevalerie. Je m’engage à servir mon Seigneur, quelle qu’en soit la manière. A faire couler mon sang en son nom, et celui des infidèles en réparation de son honneur. Ainsi, en ce même nom, je m’engage à vivre, et à mourir, par l’épée. Amen. »
«
Que ta volonté soit faite. »
Du sang d’Aevia.
Il pleuvait à verse, cette nuit-là. Aevia, ma douce petite sœur, gisait misérablement sur le sol glacé. Un motif difforme, d’un écarlate sanguinolent, tachait sa jolie robe blanche. Son visage avait pâli, mais sa beauté ne s’était point tarie. Quelle abominable brute avait donc pu s’en prendre à tel ange ? Et surtout…pourquoi ?
Je me baissai vers elle, caressai une dernière fois son visage détrempé, et la portai chez nous. En voyant son corps, Mère hurla tout son désespoir, pleura toutes les larmes de son cœur. Je la consolai au mieux, le choc ayant mis mon Père hors d’état d’agir. «
C’est Augustus. » Murmurait-elle à mon oreille. «
C’est Augustus. »
Quelques jours passèrent. Enfin, Taurus de Bellifère apporta une grande nouvelle à mon cher Père. Les responsables du meurtre avaient été arrêtés et décapités sur place. Il s’agissait de rebelles ouvertement opposés à l’Empereur, susceptibles de s’en prendre à ses hommes les plus fidèles. Des boucs émissaires désignés à l’avance, en somme.
De l’injuste vengeance.
« La magie n’a pas investi ton corps. Laisse la mienne remédier à cela. Ce tatouage, ces runes, te rendront plus fort et plus agile. Ce n’est pas grand-chose, mais au moins, tu auras plus de chances de rester en vie, grand-frère. Promet-moi de garder le secret… »
Chemise et côte de maille dissimulèrent l’espèce de dragon, cerclé de symboles étranges, incrusté dans la chair de mon dos. Je revêtis mon armure, rangeai mes deux épées au sein des fourreaux dorsaux prévus à cet effet, et sortis de ma tente. «
Hâtons-nous, Altaïr, les karshiens nous attendent ! » Je montai à cheval et suivis mon père, lui-même sur les talons du grand Taurus de Bellifère. Le vent animait les ornements de nos casques, inspirés de quelque centurion, souvent teintés de rouge, teintés de sang. Il charriait cette même odeur, les karshiens ayant déjà été tués en masse la nuit dernière.
Ce jour, la mort de leurs frères enrageant leurs cœurs, ils firent preuve de plus de violence et de conviction au combat. Ils nous accueillirent à coups de lances d’abord. Ensuite seulement nous en vînmes à utiliser des armes plus honorables.
Le cours du temps s’arrêta à cet instant. L’un des karshiens, la lame au poing, profita de l’angle mort de mon père et… «
Non ! » …la lui enfonça au creux du dos. Il poussa, encore et encore, jusqu’à perpétrer un maximum de dégâts.
Je me ruai auprès de lui, le gredin s’étant enfui, et l’empêchai de s’écrouler dans la terre. Je retirai nos casques, l’air se raréfiant. Le sang ruisselait déjà le long des joues de mon vénérable paternel. «
Altaïr. » Souffla-t-il, sa main se mouvant difficilement. «
Je…dois t’avouer quelque chose. Je refuse de mourir avant de te l’avoir dit. » «
Taisez-vous. Vous ne mourrez pas. » «
J’en ai bien peur. Cela a été écrit. Ecoute-moi. Aevia…a été exécutée. Ce n’est pas un meurtre des rebelles. Ce fut une opération secrète venant de notre Empereur. Elle avait des pouvoirs, Altaïr.» Je ne savais que dire. Père me tendit un couteau argenté, orné de symboles. «
Prends cette arme. Elle me l’a donnée, la veille de sa mort. Elle te revient à présent. » Un silence passa. «
Je t’en prie, Altaïr. Ne sois-plus aveugle. Mais reste soumis, ta vie en dépend. »
Ces mots, cette vérité, furent les dernières paroles de Draco Alastérus Arhiman.
Du bras armé d’Augustus.
Taurus de Bellifère regretta la mort de son vieil ami. Nous l’enterrâmes dignement et honorâmes sa mémoire avec ferveur. D’ailleurs, en souvenir de celle-ci, monseigneur me nomma au poste de bras droit. Je le servis de tout mon cœur, jonglant entre la guerre et ma pauvre mère, anéantie depuis la mort de son mari. Une nouvelle bataille marqua le retrait des affaires du Seigneur Bellifère, grièvement blessé au combat et nécessitant quelques mois de repos. Il me confia son armée en son absence, son fils ayant encore « du lait dans le nez » selon ses propres mots. Je lui obéis volontiers.Un puissant étalon noir expira brutalement devant la grande grille du palais, une vapeur légère s’élevant depuis ses naseaux en ce début d’hiver. Un homme en descendit, et se dirigea vers l’entrée de l’immense bâtisse.
Le claquement de mes chausses de fer retentit dans les couloirs du château. Une fois dans la salle du trône, je me prosternai devant Augustus. «
Votre Altesse. » «
Altaïr, cela fait bien longtemps. » «
Monseigneur le duc de Bellifère m’envoie vous informer de son mal. Il n’est plus en mesure de diriger votre armée en ces temps de malheur, les rebelles l’ayant sérieusement esquinté lors du dernier combat. » «
C’est fort dommage. Et qui a-t-il donc désigné comme remplaçant ? » «
Moi, votre majesté. » Quelque chose me perturba à ce moment. Là, debout près de l’Empereur, se tenait une somptueuse damoiselle. Elle semblait triste. Son regard bicolore me contemplait, me jaugeait. J’en vins presque à ignorer l’homme auquel j’étais entièrement soumis. «
J’en suis ravi. » Répondait-il à ma question. «
Que tes actes ne me déçoivent guère, Altaïr. » Je relevai la tête vers lui. «
Jamais, votre majesté. »