La pluie.
Lourde, épaisse, agaçante. La pluie, frappant le carreau de la vitre derrière laquelle Solveig contemple cette scène morose. L’averse a plongé la ville dans le gris des pavés et des façades mouillées, l’habillant de noir et de bleu, d’ombres furtives qui fuient les cascades d’eau se déversant des nuages.
Accoudée au rebord de la fenêtre, le menton dans les mains, Solveig regardait passivement la pluie tomber derrière la vitre comme un rideau sur les pavés de Lorgol. Dehors, les passants encapuchonnés se pressaient, leurs pantalons étaient trempés jusqu’aux mollets. Elle se sentit agréablement embrumée par cette pluie, abandonnée à ses pensées, à sa solitude. Il pleuvait aussi le jour de l’exécution de sa mère. Quel cliché… et pourtant c’était des bien trombes d’eau qui tombaient du ciel, comme si celui-ci manifestait sa peine. Tellement de temps s’est écoulé depuis ce jour là… Solveig détacha ses yeux de la rue patinée par les gouttes d’eau, se dirigeant vers une petite tablette de bois posée à même le sol au centre de la pièce. Des lettres éparpillées la recouvraient, la tapissant d’encre et de papiers jaunis. Ces lettres étaient l’entière correspondance entre son père, Ingmar d’Ibelin, et elle, sa jeune fille de 19 ans. Une plutôt longue correspondance vu la multitude de feuillets présent sur son secrétaire portable d’acajou -un cadeau d’anniversaire. C’était un des biens les plus précieux qu’elle possédait, et en plus d’être d’une grande beauté, il contenait la mémoire épistolaire de ses années passées loin de son père, ainsi que des gravures des montagnes et lacs d’Ibelin, et encore bien des effets personnels…
Elle commença patiemment à ranger le tas désordonné de lettres, jetant un regard circulaire sur la petite pièce qui lui servait de demeure pour l’instant. Les tentures pourpres qui ornaient le lit et les fenêtres donnaient à la chambre un caractère de noblesse et de richesse. La pièce était simplement meublée, mais tout était de très bon goût et agréable à l’œil, reposant. Les couleurs or et sapin, les préférées de Solveig, étaient présentes un peu partout, sur le lit, la table, les tapis… C’est son père qui lui avait choisie cette chambre, au rez de chaussée d’une petite auberge sympathique, à quelques rues du palais impérial. L’insatiable curiosité de la jeune fille l’incitait régulièrement à aller voir le palais de plus près, mais tourner autour du domaine de son pire ennemi relevait quelque peu de la folie, et la raison l’a reprenait vite à chaque fois.
La pluie redoubla soudainement d’intensité. Solveig se retourna vers la fenêtre, songeuse.
Elle s’était installée depuis près de deux semaines à Lorgol. Elle avait précipitamment écrit à son père pour réclamer de ses conseils : elle venait à peine de recevoir des pouvoirs.
Cela s’était passé lors d’une nuit de pleine lune, Solveig avait pris son étalon préféré pour se promener autour du château. Elle chevauchait au vent, à toute allure à travers les bois d’Ibelin. Des bois mornes et secs, tristes à contempler, mais ayant conservé une magie ancestrale qui auréolait la forêt toute entière. La nuit était douce et silencieuse. Rien, pas même une feuille, ne bougeait dans la forêt endormie, et Solveig éprouvait alors un réel plaisir à être seule dans cette nature, libre de s’évader un peu de son quotidien pesant. Elle était allée s’allonger dans une clairière, contre un tronc mort et creux, son endroit favoris, quand un bruit dans l’herbe la tira de ses pensées : c’était son familier, un minuscule écureuil roux, avec qui elle se retrouva quelques secondes plus tard, nez à nez, pour la première fois. La rencontre fut un choc pour Solveig, mais heureusement son père lui avait raconté nombre de contes sur les mages de Nightingale, et elle devina bien vite la vraie nature de l’écureuil. Elle mit moins de temps qu’elle pensait qu’il en fallu pour s’habituer à la présence « psychique » de son familier ; et pour cause, qui mieux que lui pouvait cohabiter avec Solveig ? Il la comprend mieux que quiconque et bien qu’il ne puisse lui transmettre que des émotions ou des images, elle lit en lui comme dans un livre ouvert. Tous leurs ressentis ont fusionné, ils partagent jusqu’à la sensation des draps glissant sur la peau, ou le vent sifflant dans les oreilles. Pour Solveig, c’est incroyable. Elle n’a d’ailleurs pas eu le temps de caresser son familier que déjà son pouvoir se manifestait : la Glace. Elle était littéralement fixée par le givre au sol de la clairière, cette même nuit où elle rencontra son écureuil. Depuis, elle avait appris à contrôler certaines de ses réactions qui font que ses pouvoirs se déchainent à la vue de tous. A Lorgol, il n’était pas question que quelqu’un la voit faire de la magie, ce serait la prison immédiate et elle en était parfaitement consciente…
Solveig attendait avec impatience que Dragonvale se manifeste à elle. Son pouvoir devait être amélioré, certes, mais ce n’était pas que pour cette simple raison. Elle pensait surtout à ce nouveau futur qui s’ouvrait devant elle et qui lui offrait une chance au sein de l’Académie de venger tous ceux qui souffraient sous le joug d’Augustus, une chance de venger la mort injuste de cette mère qui lui manquait cruellement, une chance de venger la mort des terres d’Ibelin et du duché de Nightingale tout entier ! Ce désir de justice bouillonnait maintenant dans les veines de Solveig, qui n’était désireuse que d’une chose : rejoindre son père dans son combat contre le régime. Elle voulait et était déterminée à se mêler aux rebelles, aux mages qui apprenaient eux aussi, pas à pas, à maîtriser leurs pouvoirs immenses qui pourraient leur servir ensuite à se libérer de l’oppression, et à aider les plus faibles à se soulever et lutter contre Augustus !
Une lettre glissa à terre dans un bruissement léger : Solveig la saisit, se souvint. Elle avait reçu cette lettre alors qu’elle se préparait à quitter la baronnie d’Ibelin pour rejoindre la capitale. Son père lui conseillait l’auberge où Solveig résidait à présent, et lui avait adressé ces mots :
« Ma fille,
Tu ne peux t’imaginer à quel point tu me fais honneur, en étant choisie pour rejoindre le nombre grandissant de mages… Mais sois patiente et ne te bouscule point, Dragonvale viendra à toi lorsque tu seras prête. Petite tête de mule, as-tu enfin ce que tu voulais ? Tu voulais entrer dans la rébellion, t’y voici !
Je t’attends à Lorgol, mais je te préviens, je ne pourrai venir te voir qu’une fois, dès que tu arriveras en ville. Ne commences point à négocier, tu sais que mes agissements doivent rester parfaitement secrets. Donnes un mot à l’aubergiste quand tu arrives ici, elle le transmettra à un intermédiaire. Ne te fait point de soucis pour moi, je me porte comme un chat ! Je suis heureux que tu viennes à Lorgol, et en même temps inquiet : sois prudente je t’en prie, ne fais pas d’idioties ! Profite des marchés, de l’animation des rues, mais fonds toi dans la masse, ne te fais pas remarquer.
Tu es toute ma fierté. Prends soin de toi ma fille, tu as toute mon affection.
Ton père. »
Solveig releva la tête, un peu émue doit-elle l’avouer, puisque elle avait bien revu son respecté père à son arrivée, une fois. Après toutes ces années… Elle était tant fière de lui. Ils correspondaient encore à travers Lorgol grâce à un messager secret qui venait toutes les semaines à l’auberge pour rapporter les missives.
Lorgol en hiver n’était pas si agréable que son père le décrivait. Le froid, la pluie ou la neige, le vice, la pauvreté… Le régime instauré par Augustus était vraiment insupportable. Il se ressentait dans chaque pierre de cette triste ville, dans chaque âme corrompue. Mais Solveig avait tout de même quelques amis ici : Aliénor de Bohémont, résidant elle aussi à Lorgol pour sa présence à la cour. Solveig hésitait à lui envoyer une lettre pour l’informer de sa présence à Lorgol, de peur de ne pouvoir dissimuler ses récents pouvoirs, et de la mettre dans une situation délicate, notamment par rapport à son allégeance à Augustus - bien qu’elle ait la connaissance que cette allégeance soit forcée. Il y avait évidemment son père, mais il était bien loin d’elle, enveloppé dans les brouillards de la Confrérie Noire, œuvrant en secret pour sa baronnie et le peuple entier d’Arven. Alors, pelotonnée dans sa confortable solitude, elle rêvait du jour où Dragonvale apparaîtrai devant elle ; immense, dans sa splendeur scintillante, grandiose, dans tout ce que la citadelle signifie pour Solveig, magique enfin !
Solveig et ses rêves. Peut-on dire qu’elle est idéaliste ? Son pessimisme naturel détourne souvent ses perspectives d’avenir, et sa confiance en elle-même flanche quelquefois. Mais en toute obstinée maladive qui se respecte, même les plus noires perspectives d’avenir ne font pas le poids contre le désir de réussite de Solveig. Ce désir de vengeance, de justice, qui la consume comme le poison brûle la langue et le tison la peau. Et pourtant… en apparence, elle est si calme, si patiente. Elle sait qu’elle ne doit pas montrer ses sentiments. C’est une des nombreuses obligations de la noblesse ; ne pas se montrer faible et hagarde, toujours belle et agréable, fine et lucide. Ce poids, Solveig l’avait souvent senti peser sur ses épaules auparavant. Aujourd’hui, elle se sentait enfin libre.
Le froissement de sa jupe glissant sur le bois du parquet brisa le silence de la pièce, malgré le martèlement de l’eau qui dégoulinait sur la vitre en fond sonore. Ses doigts allèrent toucher le verre froid, un rond de buée troubla son reflet : à travers lui, Solveig cru voir sa mère. Elle détourna rapidement le regard, quittant l’embrasure de la fenêtre. C’est vrai qu’elle lui ressemblait de plus en plus. Des yeux clairs comme de l’eau de roche, une chevelure épaisse et bouclée, difficile à discipliner, mais encadrant son visage avec douceur et fluidité. Son père lui disait souvent ; «Ma fille, tes yeux sont l’eau des lacs transparents d’Ibelin, tes cheveux les belles forêts de nos montagnes maternelles ». Cette comparaison la faisait beaucoup rire à chaque fois qu’elle l’entendait. En se la rappelant, elle sourit, pleine de tendresse. Son image dans le miroir a tant changé depuis quelques années… Ses yeux se sont durcis au cours du temps, avec ses progressives désillusions, la mort de sa mère, le départ de son père. Son sourire s’est un peu terni, ses joues sont devenues moins rondes. Elle avait grandi, tout simplement.
L’orage continuait de faire rage sur le parvis dehors. Solveig soupira. Après tout, il fallait attendre, prendre son mal en patience. Dragonvale viendrait, tôt ou tard…
Elle s’adossa au cadre de la fenêtre, repliant ses jambes contre sa poitrine. Assise sur le rebord de la fenêtre, elle commença à fredonner distraitement une mélodie de son enfance. Un bruit de frottement se fit entendre tout au fond de la pièce, et la porte grinça doucement. Solveig tourna légèrement la tête en souriant ; pas besoin de demander le nom de l’éventuel visiteur, elle savait très bien qui rentrait à cette heure-ci de la journée ! C’était son petit écureuil, boule de poils rousse qui poussa le lourd battant en bois avec difficulté, avant de courir joyeusement en direction de Solveig, qui l’accueillit en riant dans le creux de ses bras. Elle était si attendrissante cette boule ébouriffée de miel et de caramel croquant, aux yeux comme des pépins luisant de pommes rainettes ! Elle la câlina un moment, l’écureuil se roulant en boule sur ses genoux. Ce moment de pluie apaisa Solveig ; les gouttes d’eau sur le carreau coloré battaient frénétiquement la mesure d’une chanson qui lui ressemblait, la chaleur de la pièce puis celle de son familier étaient une caresse sur sa peau. Elle attendait, que quelque chose de nouveau se présente à elle, qu’un évènement la fasse avancer un peu plus sur son chemin. Ici, elle pouvait enfin choisir sa voie, libre de ses choix. Ici sa vie prenait un nouveau tournant.
La pluie cessa progressivement, les nuages laissant peu à peu place à quelques rayons de soleil. Solveig se leva et déposa avec tendresse le petit écureuil endormi entre les coussins de son lit. Elle attrapa sa cape de laine pourpre, l’attacha d’une broche dorée, et fermant la porte avec précaution, traversa les couloirs de l’auberge, poussa la grande porte d’entrée, et sortit dans la rue. Sur le pas, elle leva les yeux sur le ciel ; les trouées dans les nuages laissaient passer des faisceaux de lumière pale, une ébauche d’arc en ciel se formant sur leur trajet.
Après tout, l’Espoir ne renaissait-il pas en Arven ?