Tu vois la lame de l'assassin se lever. Tu ne fermes pas les yeux. Si tu dois mourir, tu regarderas la mort en face. Tu es d'Ansemer et d'Outrevent, tu as la fierté comme les voiles gonflées d'un navire, et tu accueilles cette arme qui te transpercera avec dignité. Et pourtant, le coup ne vient pas. Une dague pare habilement le coup, le détourne, et entraîne l'homme plus loin. C'est une silhouette masquée que tu ne connais pas, ou plutôt que tu crois ne pas connaître. Si tu savais, ô si tu savais, tu rirais presque. Sauvé par le frère de ta promise, sauvé par le chef des Rebelles. Seulement, tu ne sais pas l'identité de cet homme que tu n'as point vu depuis bien longtemps, à un temps où vous n'étiez encore que des adolescents. Tu vois seulement cet homme auquel tu dois la vie. Cette dette, tu l'inscris sur ton coeur et lorsque tu te relèves péniblement, aidé par un autre homme, tes yeux ne se détachent pas de la silhouette qui s'éclipse brusquement, disparaît même. Comme si elle s'envolait.
Un homme qui s'envole. Image intéressante.
Cet homme qui s'envole auquel tu dois la vie.
Tes blessures sont peut-être graves. Probablement. Tu vacilles sur tes pieds, légèrement, mais l'homme qui te soutient est solide. Tu regardes Lisbeth. Son visage est inquiet, ses mains se tordent. La dame blessée est entraînée à l'extérieur. Tu vois d'autres hommes étendus au sol, eux réellement morts. Tu crois même reconnaître Martial de Bellifère, si ce visage est bel et bien le sien – quand donc as-tu vu ce visage vivant pour la dernière fois ? Un haut-le-coeur te prend brusquement, mais tu te refuses à t'y laisser aller. Tu détaches ton masque et le laisses tomber au sol.

« Je crois que la soirée est terminée. »

Ta voix est rauque et cassée.
Subitement, tout l'univers devient flou. Tu dois t'étendre. Vite. L'homme t'aide à sortir de la salle, par une porte secondaire, probablement pour éviter la scène qui se déroule à la porte principale. Tu n'en as cure. Tu veux t'étendre, dormir, et oublier cette soirée.

Elle aimerait pleurer. Solveig aimerait pleurer, là, laisser ces lourdes billes d’eau salée dévaler sa joue froide, mais rien ne vient. Seule la boule au fond de la gorge est là, intenable témoin d’une tristesse dévastatrice…

Svanhilde Nightingale, des taches écarlates encore éparpillées sur son visage baignée de larmes, restait auprès de son frère, de l’homme qu’elle aimait plus que tout. Sigvald Nightingale. Solveig le connaissait de nom, et d’estime. Aujourd’hui, son nom baignait dans le sang, sang de la vengeance, sang d’une nouvelle histoire qui se traçait petit à petit pour Arven. Le temps des changements était arrivé. Et c’est de cela dont Solveig se rendit soudainement compte. Elle évoluait dans un monde en pleine mutation, et chaque personne de ce peuple divisé par Augustus possédait dans son cœur le pouvoir de participer à ce changement.
Mais aujourd’hui, jour funeste du Solstice d’hiver de l’an 802, c’était le cœur de Solveig, de Svanhilde Nightingale, et de tant d’autres personnes, qui muaient secrètement. Chocs, tourments, peurs, désillusions, révélations… perte irréversible. Chacun avait son lot, son petit paquet personnel de sentiments qui allait changer son cœur, témoin du Bal des Assassins.

Et maintenant, c’était Svanhilde qui avait besoin de secours. Solveig, sans faire attention aux personnes qui déjà se regroupaient autour de sa duchesse, la pointant d’un doigt accusateur ou compatissant, fit un pas silencieux vers l’attroupement. Une main la retint. C’était la jeune dame blonde de tout à l’heure, celle qui l’avait avertie du danger. Solveig ne l'avait dépassée que d'un pas et la demoiselle était encore tout prêt d'elle... Son visage était découvert, son loup à terre ne cachait plus ses traits harmonieux ni la frayeur qui s’était immiscée dans son regard clair… Les deux jeunes mages se fixèrent un instant, dans un combat immatériel de sentiments confus et partagés.
Aider Svanhilde Nightingale revenait à passer clairement du côté rebelle. Mais Solveig le savait déjà, et c’est pour cela qu’elle n’hésiterait pas à soutenir sa duchesse. Elle avait peur, bien sûr, mais son honneur et sa maison étaient mille fois plus importants pour elle que l’opinion que l’on pouvait se faire d’elle, surtout si c’était de la part de miséreux nobliaux égocentriques, moutons de panurge prêts à se sacrifier pour un tyran lâche et cruel. Elle était masquée, jamais présentée à la cour, ainsi personne ne pouvait la reconnaître à part ses alliés, Siegfried, son parrain, ou Lisbeth, la mage rebelle... ! Elle se devait de ne pas rester les bras croisés ; et cela malgré son effroi.

Le regard triste de Solveig, lac clair mais tourmenté, se baissa, et elle lança à la jeune femme qui la retenait encore :

Je suis Gallienne. Mon cœur et ma raison m’unissent au sort de Svanhilde Nightingale. Je dois l’aider, mon honneur en dépend.
…Mais toi ? Je ne te connais pas, mais tes yeux me disent combien tu compatis à la perte que vient de subir cette duchesse, qui est femme, avant toute autre chose… M’aideras-tu ? Si tu refuses, saches que je ne t’en voudrais aucunement. Ton geste qui me retiens ne m’accuse pas, et pour cela je te remercie. Mais je dois secourir ma duchesse.
Suis moi ou laisse-moi faire ce que je dois.

Solveig sentait dans ses veines un sang nouveau, fort d’une magie plus forte, plus sure… Elle pourrait se protéger, elle et sa duchesse, s’il le fallait. Mais cette jeune femme était découverte, et peut-être craignait-elle pour son identité… ? Elle ne répondit d’ailleurs pas immédiatement, et Solveig profita de cet instant pour lui proposer une éventuelle aide.

Je peux protéger vos traits si vous le souhaitez. Je peux créer un masque pour dissimuler votre visages aux éventuels regards qui vous inquiètent. Il vous suffit d’acquiescer.

La main de Solveig , enserrée dans celle de la blonde demoiselle, était encore recouverte de glace aux bouts des doigts. Elle leva les yeux vers son interlocutrice, interrogatrice.

La petite panthère eut du mal à trouver son chemin parmi la foule qui s’affolait. Elle suivait tant bien que mal sa maîtresse car elle sentait parfaitement sa détresse. Rien ne pouvait la dissuader d’arrêter sa course, Zyka le savait très bien. Elle la suivit donc avec quelques chutes qui la ralentissaient, et lorsque le petit animal arriva enfin sur les lieux, il se figea presque aussitôt. Zyka sentit la torpeur de Meridia grandir au fur et à mesure qu’elle observait la scène qui se déroulait devant ses yeux. Zyka ne pouvait rien faire, si ce n’est rester invisible sous les regards des gens attroupés…


Jamais je n’avais vu une pareille scène et jamais je n’aurai voulu en voir de toute ma vie. Je connaissais la déchirure profonde que provoquait la perte d’un être cher, je savais donc ce qu’endurait Svanhilde à cet instant même. D’autant plus que c’était mon cousin qui se trouvait à terre. Ce pourquoi j’avais été aussi bouleversé lorsque j’ai vu la scène la première fois dans ma tête. C’était atroce, et encore plus lorsqu’on la devant les yeux. J’avais les jambes qui tremblaient et je me demandais si je n’allais pas m’effondrer. Je ne connaissais pas du tout Sigvald, mais j’aurai bien voulut franchir ce pas qui m’arrêtait toujours. Peut-être aurai-je pu un peu mieux le connaître pour honorer sa mémoire. Tout comme pour Svanhilde où je me refusais un peu à la rencontrer de peur que mon statut ne prenne le dessus sur notre lien de sang. C’était étrange comme les choses changeaient radicalement après un aussi tragique événement. J’allais changer… mais ça, je ne le savais pas encore…

Mes yeux ne se détachaient du sang qui entourait ma cousine. J’avais l’impression de ne voir que cette couleur rouge qui s’affichait à chaque fois que je posais mon regard alentour. Je ne pouvais pas pleurer, mes yeux paraissaient secs ; et pourtant, j’avais cette douleur dans la poitrine qui me brûlait ! C’était intenable. Castiel avait ouvert la bouche pour ne porter que des paroles absurdes. N’avait-il pas comprit l’appel du sang ? N’avait-il pas comprit qu’une malédiction pesait désormais sur ses épaules ? Il le saura bien tôt ou tard. Mais maintenant, ce qui comptait, c’était quoi faire en cette situation. Au-delà de la douleur que je possédais, je ne pus m’empêcher de retenir la demoiselle qui manifestement voulait intervenir. Je lui pris donc la main instantanément, posant mes yeux toujours horrifiés mais interrogateurs sur elle. Je ne pu du tout anticiper les mots qu’elle me dirait. Devais-je l’accompagner ? Ou la laisser seule face à un destin peut-être tragique ? Seule combattante ?
Il fallait que je réfléchisse vite, et en cet instant présent, j’avais plus envie d’aider la duchesse que de faire partie des spectateurs incrédules, pire d’être au côté d’un meurtrier. Hélas j’avais fait tomber mon masque dans la panique de ma course et je ne me sentais pas capable d’affronter tout ce monde à visage découvert. Aussi la proposition de la jeune demoiselle convenait parfaitement. Je tenais toujours sa main fermement, et d’un coup de tête je répondis positivement à sa proposition, même si je ne savais pas comment elle allait faire. Sûrement était-elle mage elle aussi sans vouloir le dire au grand jour, tout comme mon pouvoir. Sauf que je ne savais pas encore que le sien était plus « voyant » que le mien. J’allais être des plus étonnées. En attendant, il me fallait un plan, quelque chose pour savoir comment intervenir sans créer une émeute ou encore des morts.

« Comment comptez-vous vous y prendre ? Je n’ai aucune capacité pour pouvoir vous aider. »

Ma réflexion me permit d’apaiser un peu ma peur, même si elle était plus profonde en réalité. Mon regard se posa sur Castiel avant de revenir sur la demoiselle sans desserrer ma main de la sienne.

« Il faut pouvoir se débarrasser de lui sans avoir une autre tragédie. »

J’étais encore dans l’hésitation. Indécise quant au choix de se jeter dans la gueule du loup. J’attendais donc sa réponse, en me demandant toujours comment elle allait me procurer un masque… Elle allait me surprendre, mais je n’en étais pas encore consciente.

Tu sembles reprendre peu à peu ta conscience. Les portes de la salle de bal s'ouvrent grandement et déversent un flot de nobles affolés. Ceux-ci s'arrêtent à quelques mètres de vous, horrifiés, et leurs yeux sont tous fixés sur Svanhilde. Eux aussi la voient ? Tu secoues un peu la tête et tu réussis à te relever, ta blessure déversant toujours plus de sang sur tes vêtements. Tu te demandes où est Saab. Tu vas devoir déduire cette négligence de son salaire, si tu ne la renvoies pas tout simplement pour t'avoir laissé là. On ne peut définitivement pas faire confiance aux hommes du peuple et ces Erebiens n'ont définitivement rien à lui montrer de bon. Tu le feras savoir à d'Erebor. Des pleutres et des paresseux. Ta blessure est douloureuse et tu ne parviens pas à te rappeler si tu t'es blessé d'une façon quelconque, ou si c'est l'homme au sol qui est la cause de tes maux. Tout a été effacé, dans ton esprit, remplacé par cette brume qui engourdi tes membres. Tu te redresses encore un peu, lèves le menton. Tu parles une nouvelle fois à la duchesse déchue, comme si elle n'était réellement visible que pour toi, réelle que dans ton univers :

« Vous devriez partir, duchesse. »

Avant que la garde ne la voit réellement.

Un homme de la garde s'avance justement et bouscule deux jeunes filles, postées non loin, et sort son épée, prêt à défaire la duchesse de Nightingale en duel singulier. Ta bouche se tord en une moue triste.

« Ils ne se rendent pas compte. »

Ils ne pourront pas la tuer. Tu vois ensuite Saab passer les portes de la salle de bal et venir immédiatement à tes côtés, prête à te défendre contre d'autres opportuns. C'est maintenant que tout le monde se réveille ? Alors que le sang d'un inconnu tache le sol de ton palais ? Ridicule. Tout à fait ridicule. D'autres suivantes viennent près de toi et te confient que tu dois être reconduis à ta suite. Tu acquiesces doucement et tu murmures, rêveur : « Le sang fait ressortir vos yeux. » Personne ne comprend tes mots. À peine toi. La soirée est finie.

Mes yeux parsemaient la pièce pour n’apercevoir que des spectateurs effarouchés, mais pourtant bien présents. Peut-être que la curiosité et la peur pouvait faire un beau couple. Cette foule qui s’attroupait me faisait effectivement peur. Sans masque j’étais vulnérable et comme j’étais à la cour, je ne pouvais pas savoir ce qui m’attendait au palais une fois revenue. Je n’avais nulle part où aller, peut-être y avait-il la cabane d’Ingrid. Je ne pouvais compter sur la demeure des Rosépines où des cousins m’avaient expulsé sans préavis ; il me restait donc que sa cabane. C’était difficile pour moi d’avoir abandonné cette demeure avec tous ses souvenirs…
La demoiselle pointa son doigt sur mon nez ce qui me fit revenir de mes souvenirs d’antan. La magie ne me surprit point, j’en avais déjà en moi. A la fraicheur que dégeageait son doigt, j’imaginais déjà son pouvoir. La glace. J’étais fière de pouvoir porter de nouveau un masque, et qui plus est, un masque de glace. Ce sentiment de magie intense parcourra le long de mon échine pour rester présente dans mon cœur ensuite. Cette magie me rassura, et mes doutes concernant la demoiselle se confirmèrent. Le petit écureuil était donc bien à elle.

« C’est parfait comme ça, ne vous inquiétez pas. »

Cela me rafraichissait d’ailleurs. J’avais l’impression d’étouffer sous les regards et de toute cette magie qui stagnait, présente et tellement pure. Je ne me sentais plus inutile désormais, je sentais cette vague de magie et j’appréciais ce sentiment tellement présent. Je sentais la solitude s’éloigner temporairement et un courage m’envelopper.

Des hommes nous bousculèrent soudainement pour se mettre au côté de Castiel. Premier problème qui arrivait, il fallait agir très vite avant que d’autres gardes n’arrivent. J’arpentais minutieusement la salle avant d’écouter mon alliée. Elle pouvait donc nous protéger avec son pouvoir, et fort heureusement, car je ne pouvais en aucun cas l’aider ; du moins pas intentionnellement. Je bougeai ma tête assez rapidement pour lui confirmer par la suite que tout allait pour le mieux avec son masque. Avant même de pouvoir avancer, un homme à la forte carrure se posta devant nous, nous bloquant l’accès. Un regard très rapide vers mon alliée avant de comprendre de par ses mots que c’était son père. Je lâchai une mine surprise, et je fus encore plus étonné lorsqu'il révéla mon nom entier. Je n’osais regarder Solveig, qu’allait-elle en penser ? De même, j’aurai souhaité que le père de cette jeune demoiselle ne me connaisse pas. De plus, je ne savais pas si Svanhilde allait être aussi contente qu’il le prétendait. Elle venait de perdre son frère, le deuil allait sûrement l’accabler. J’arrêtai un tant soit peu mes pensées vagabonder pour répondre d’un hochement de tête positif à Ingmar. Celui-ci m’entraina alors dans sa course en me prenant la main. J’évitais de regarder tout ce sang sinon j’allais m’écarter de ce que je devais faire. Je me contentai alors de regarder Svanhilde pour pouvoir la prendre, en espérant qu’elle coopérerait.

Des branches sortirent du sol brutalement en brisant le bruit de la foule, me stoppant dans mon geste au passage. J’étais ébloui par cette magie de glace surprenante qui bloquait un par un nos adversaires. Des pointes de glace se dirigèrent vers le balcon et j’eu un mouvement de recul pour me protéger. Un réflexe absurde, soit. Le verre se brisa et ce fut l’issue la plus évidente qui soit. C’était une dernière course pour s’échapper de cet enfer. Je pris alors le bras de Svanhilde.

« Venez Duchesse, il ne faut pas rester ici. » lui chuchotais-je d’un air décidé.

Je lui emboîtai le pas en tirant la Duchesse vers moi. J’avais du mal à la tirer de sa colère envers Castiel et Solveig arriva pour me soutenir. Ensemble nous parvînmes à la tirer vers la sortie. Je ne me souciais guère des débris de verre un peu partout, j’étais plus préoccupé par la foule qui s’était affolée avec les branches de glace. Je fis comprendre à Solveig que ça allait pour soulever la Duchesse. Mes sens en alerte, je ne pouvais lui répondre.
Je me demandais déjà comment j’allais partir, mais nous étions déjà vers une sortie sûr. Ce qui est sûr, c’est que je ne dormirais certainement pas cette nuit, et demain, je me demanderais encore si tout cela n’était pas qu’un rêve.
Dire que je n’avais pas voulu aller à ce bal… Que ce serait-il passé sans notre intervention ?

Une foule en furie, une marée humaine déchaînée. Des gens qui courent dans tout les sens.

A quel point est-il facile de s'éclipser d'une telle foule, même après un coup d'éclat comme le miens ! Je m'échappe par un couloir, et récupère rapidement et discrètement un passage secret. Dans ces couloirs hantés de ce palais désormais souillé par le sang, je suis constamment sur le qui vive, par peur de rencontrer l'un de ces assassins à qui je ne veux pas donner l'occasion de prendre une vie de plus. Je sais ne pas être sur leur liste, mais désormais, je me méfie. Ils pourraient prendre mon combat comme un affront et décider de m'éliminer avec autant de frivolité qu'ils ont décidé de leurs victimes de ce soir, ou pire, ils pourraient se tromper, comme pour l'attaque de Cyselle...

Heureusement, ce fâcheux événement auquel je me prépare à chaque instant, dague à la main, n'advient pas. Je parviens à trouver un tunnel secret et à rejoindre directement la place de l'Esprit. Avant de sortir du passage dans une petite maison abandonnée, je déchire ma tenue, la salie un peu de terre, la rend la plus simple possible en arrachant toutes les frivolités. Quand j'estime qu'elle conviendrait à peine à un vulgaire paysan, je sors. Rapidement, je trouve un endroit ou me changer et obtenir quelque chose d'encore plus discret. En quelques instants, je suis passé de duc à paysan. La métamorphose est totale, et même mes traits ne me ressemblent plus.

C'est comme j'y suis entré que je quittes la ville. Dans une charrette, avec une famille de paysans qui rentrent chez eux. Il me faudra encore longtemps pour m'éloigner d'ici puis pour relier Lorgol, mais c'est un prix bien faible à payer pour ne pas me faire décapiter.

Sur le chemin, je me pose beaucoup de questions. Je m'inquiète énormément pour Cyselle, que j'ai laissé là-bas blessée au milieu de la foule. Je me demande qui a pu périr en cette sombre nuit... Dans ce sombre chaos, j'ai entendu beaucoup de cris, beaucoup de pleurs, mais n'ai pu voir les visages que de deux victimes : Cyselle et Louis de Brunante. Il va falloir que je parle à Svanhilde... Autant l'attaque de Cyselle avait tout l'air d'une erreur, autant rien ne me dit que celle de Louis en était une. Pourquoi lui ?... J'aimerais déjà avoir Svanhidle devant moi, mais malheureusement, je n'ai que ces quelques paysans qui sont partis trop tôt pour que la nouvelle ai eu le temps de s'étendre jusqu'à la place de l'Esprit.

Un sourire me vient à l'image que je suis certainement la première personne au courant à avoir quitté la ville, et que je voyage donc pour le moment devant l'information. Celle-ci, telle une vague poussée par le vent, nous rattrapera bientôt avec les messagers à chevaux ou les convois des nobles... Moi même, je quitterais sous peu cette charrette, quand je serais suffisamment loin du château, et m'achèterais un cheval pour le reste du trajet... Je serais peut-être l'un des premiers à rapporter la nouvelle à Lorgol, mais bon, cela ne m'apportera guère d'avantages...

Sa silhouette disparaît sans que je vois quiconque tenter de le suivre. L'essentiel des gardes présents sont en train de se ruer vers la porte principale. J'ignore ce qui se passe là bas. Et je ne tiens pas à le savoir. D'autres mots, d'autres victimes sans doute. Dont probablement quelques innocents... Cette débauche de sang et de tueries me soulève le coeur, et je blêmis encore davantage. Toujours immobile, je regarde les gens s'agiter autour de moi sans réellement comprendre. A quoi bon courir ? Tout est fini maintenant. Il n'y a plus lieu de s'effrayer de ce qui n'arrivera pas. Les assassins de la Confrérie sont en déroute, les blessés ont été évacués... Et les domestiques sont déjà là, dans l'ombre, tout prêts à agir pour effacer de ces lieux toutes traces des sinistres évènements de cette nuit. Mes yeux continuent leur lent mouvement, s'attardant sur d'infimes détails, destinés à occuper mon esprit et à ralentir l'emballement frénétique de mon coeur.

Un bras livide attire mon attention. Le bras d'un défunt que je ne tarde pas à reconnaître. Martial de Bellifère. Bien que je n'ai jamais particulièrement apprécié cet homme aveuglément fidèle au tyran - ce qui a sans doute entraîné sa mort - je ne peux rester insensible à son décès. D'autant que très vite me viennent maintes questions. Qu'adviendra-t-il maintenant ? Il n'a nulle descendance puisqu'il était en quête d'une épouse. Peut-être une branche cousine reprendra-t-elle la couronne ducale ? Ou, plus simplement, l'empereur récupérerait à son compte ces terres hautement stratégiques. Annexion pure et simple du duché, comme d'autres domaines auparavant. Puissante idée qu'avait eu là la Confrérie Noire. A moins, bien sur, qu'ils ne se soient pas posés autant de questions, se contentant d'occire froidement un partisan ouvert de l'usurpateur.

Toujours figée de stupeur, je me contente de laisser le cours de mes réflexions suivre son cap, à un rythme effréné. Tout doucement, une main amicale vient se poser sur mon bras et m’entraîne loin de ces scènes abominables. Je suis machinalement ma dame de compagnie qui tente de m'éloigner. Derrière mon masque, mon visage reflète tout l’hébètement dans lequel je me trouve. Et je ne lis pas moins de stupeur et d'incompréhension sur ses traits. Comme machinalement, je marche, esquivant les gens demeurés là, jusqu'à Denise que je serre brièvement dans mes bras avant de continuer. Nous avons soin de passer loin de l'entrée principale qui semble avoir été le théâtre de pire encore pour finalement retrouver les quartiers nous ayant été alloués. Et là, enfin écartée de l'atrocité des meurtres perpétrés ce soir, je retrouve assez de sang-froid pour décréter que je refuse de demeurer en ces lieux plus longtemps. Inutile de chercher à justifier mon départ, je doute d'être la seule à quitter le château d'Euphoria au plus vite. Une heure suffit à ce que mes affaires soient mises en ordre par les domestiques et, sitôt que je fus changée, nous fîmes appeler ma voiture. Nous voyagerions de nuit mais peu importe. Bientôt, je serais à Lorgol et là, retranchée dans mes appartements, je parviendrai peut être à reprendre réellement mes esprits et oublier cette terrible fête.

Ma lame s'enfonce, presque sans efforts, dans la chair noble du Duc... Et pourtant c'est moi qui souffre, d'une brusque déchirure intérieure, soulignée par un grondement sourd. J'ouvre la bouche, surpris, hoquetant sous le choc.
Une chappe de glace s'est abattue sur mon corps entier, et, si d'habitude j'y suis insensible, cette fois-ci le froid me provoque une douleur qui me transperse jusque l'âme.
Non loin de moi, un faucon mortellement blessé essaie d'échapper, de quelques derniers soubressauts maladroits, à l'étreinte assérée d'un félin avide.
Je me souviens alors... J'accepte, peut-être trop tard, son irrationnelle présence, et la force magique du lien qui nous unit.


La défense de son adversaire est coriace, et Sigvald, pourtant très habile, commence à faiblir. Dans la nuit noire, les poignards scintillent, vifs et mortels. Et, contre toute attente, celui du guerrier blond lui échappe brusquement, le laissant mains nues face au tranchant de son ennemi. Mais l'assassin ne s'avoue jamais vaincu... Il veut vivre, vivre pour être aux côtés de Svanhilde, quand leur temps viendrait. Ses doigts s'enroulent autour de la gorge de sa proie, évitant son attaque de justesse, sentant à peine l'estafilade sanglante qu'elle laisse sur son ventre.
Son étreinte se resserre, se resserre encore, mais l'autre bouge toujours, s'agite, est à la limite de s'enfuir. Il ne tiendra pas... Une nouvelle blessure s'ouvre près de son estomac, là où le fidèle d'Augustus a frappé, tentant de se débattre. Les forces du Nightingale s'amenuisent...
Un hurlement strident retentit au-dessus d'eux, projetant dans les doigts vengeurs de Sigvald un flux d'énergie qu'il n'avait jamais ressenti auparavant. Le cou qu'ils tiennent sous leur emprise bleuit, et le noble suffoque.
Un râle affreux s'échappe de sa trachée gelée, substitut à son dernier souffle.
Le tueur s'écarte, laissant le cadavre glisser sur le sol comme un pantin désarticulé, ses os se brisant comme du verre au contact des pavés de Lorgol.
Malgré tout, malgré l'évidence, Sigvald refuse d'y croire. Il n'est pas un magicien, il n'y a aucun pouvoir en lui. Lui, qui n'est à la base qu'un enfant des rues, a déjà eu assez de chance, pour ne pas en plus être gratifié de ce don si rare et précieux. Il n'a pas l'impression de mériter tant, d'être si spécial.
Son regard croise celui du faucon qui le suit régulièrement, lors de ses escapades nocturnes, et qui est encore là, observant la scène avec un calme souverain. On dirait presque que ses prunelles veulent lui parler, lui communiquer un message... Mais Sigvald lui ferme son esprit. Il n'existe pas, ce n'est qu'une illusion créée par la fatigue.
Un drôle d'animal.



- Is... Avant qu'il ne s'éteigne, je lui donne un nom, l'ancrant dans mon histoire, l'accueillant enfin à mes côtés, comme une partie de moi, avec une infinie tendresse.


La brûlure qui court sur ma peau s'intensifie, le feu a remplacé la morsure du froid. Une larme coule sur ma joue, produit de la fusion. C'est Castiel qui est la cause de ce brasier, je peux le sentir, aussi surement que je sais que son familier a causé la perte du mien. Ainsi, les mages sont partout, et Dragonvale a un espoir plus grand que celui que je n'imaginais. Cette constatation me redonne un léger moment de joie, éphémère contre la souffrance qui habite maintenant tout mon être. Je me rappelle que la beauté d'Arven est incandescente, elle est éternelle et je sais qu'elle vaincra.
Mais sous cette certitude, je me consume.


Un petit garçon, affamé, court dans les rues tristes de la ville. Il a faim. Il trouve dur, de lutter, pour arracher aux passants un sourire, ou un morceau de pain. Il pleure, souvent, malgré lui, car son estomac lui fait mal, et ses pieds sont froids.
Il ne sait pas, ou plus, qui il est, ni ce qu'il doit faire. Il a juste été balancé là, propulsé dans la vie, et la chute lui a été difficile. Il croise des enfants comme lui, au détour des batiments glauques de pierres grises, bambins éphémères, qui disparaissent sans laisser de traces, pas même celle d'une perte dans le coeur d'un être aimant. Des grands sont méchants avec eux, mais au contraire de ses comparses qui abandonnent la lutte, le blondinet se bat, sans faillir. Si l'espoir ne brille plus dans les yeux des Arveniens, dans ses prunelles, pourtant d'un bleu glacial, luit une détermination scintillante, une confiance incompréhensible, mais inébranlable.
C'est celle-ci que perçoit l'homme sombre, sur un cheval immense, qui l'attire à lui sans ménagements. Le petit ne résiste pas, il se laisse emporter, silencieux comme il le restera toujours, d'un calme impressionnant.
L'homme l'emporte avec lui, et ils quittent ensemble la ville. Le paysage qui se découvre à ses yeux l'éblouit, le charme... Sigvald se découvre, au fil du chemin qui le mène à sa nouvelle famille, sa maison.

- Tu seras un Nightingale, mon fils, annonce l'inconnu, en riant devant l'air ébahi de son enfant adoptif. Le sang qui coule en eux n'est peut-être pas le même, mais ils le sentent animé de la même force, de la même passion pour ces terres et ses habitants.


Avant que je ne puisse esquisser un mouvement, trop lent, suspendu par le temps, un nouveau coup me cloue au sol. Cette fois-ci, la plaie est visible, béante sur mon flanc, et mon sang déjà s'écoule. Ma victime rit, elle ne périra pas ce soir, pas de mes mains.
C'est d'autres doigts à présent qui s'aggripent à moi, m'attirent, me retiennent encore à la vie, pour quelques secondes.
Juste pour revoir son visage, une dernière fois.
Svanhilde.


- Svanhilde ! Tu dois étudier. L'adolescent, toujours blond, fronce les sourcils, tentant vainement de paraitre autoritaire, et désapprobateur.

Des deux enfants Nightingale, il est surement le plus sage, le plus posé. Déjà, il voit sa cadette s'envoler d'un regard, par la fenêtre, courir dans les prés, se saouler de soleil et de jeux, alors qu'il tente désespérément de lui apprendre ses leçons... Il sait qu'il a perdu d'avance, que chacun de ses caprices devient pour lui réalité.
Il cherche à peine à la retenir, lorsqu'elle bondit, et s'élance vers l'extérieur, se penchant vers le vide du balcon. Elle veut sauter les barrières, escalader les murs, Sigvald le sent comme s'il était dans sa tête, dans son coeur qui s'agite devant le danger, et le défit.

- Svanhilde, tu vas te blesser. Elle rit devant son sérieux... Sigvald est toujours si terre à terre, si coincé ! Elle ne voit pas encore, comme il en est lui même inconscient, la violence des sentiments qui s'affrontent en lui, quand il prononce son nom, quand il est obligé de la contenir alors qu'il l'admire sauvage, quand il retient la force de ses étreintes de peur de l'étouffer.

- Je t'aime ! L'entend-t-il crier, quand elle s'éloigne, disparaissant de sa vue, le narguant pour qu'il la suive. Sa voix tremble étrangement, dans ce souvenir.

- Je t'aime aussi, répond-t-il avec une certitude absolue, alors qu'elle ne peut plus l'entendre.

Et il se lance à sa poursuite, l'estomac noué, craignant que cette fois-ci, il ne puisse pas la rattraper.


Elle était là au début, elle est là à la fin. Elle est tout.
Je ne peux lui répondre, je n'ai plus assez de souffle. Ce que voudrait lui dire, j'essaye de lui exprimer par mon regard, je sais qu'elle comprendra. Comme elle l'a toujours fait. Pas besoin de mots entre nous.
Tu dois vivre.
Les battements de mon coeur ralentissent doucement... Puis s'arrêtent.
Je suis libre.