Le Héraut arpentait les couloirs de la Cour de sa démarche rapide et souple, saluant les courtisans qu'il croisait occasionnellement. Il se rendait dans le cabinet qu'on lui avait attribué depuis longtemps. Il monta les escaliers marche après marche, pas quatre à quatre comme certains pressés le faisaient. Sa manie étrange de les compter était plus forte que l'urgence, et ce en toutes circonstances. Ce qui avait tendance à le faire passer pour un illuminé parfois, mais il calmait tous ces dires avec calme mais cruauté...Arrivé dans le cabinet, la lumière du matin inondait la pièce d'une douce lumière glacée, tout comme le jour qui pointait. La froide journée qui s'annonçait dans Lorgol ne faisait que rappelait à Hugues toutes ces années où il avait vécu en Sombreciel.

Chaque année quand venait le rappel de sa naissance, le froid était mordant dans la maison où il était né, une masure qu'il était très loin de regretter. Il y avait grandi avec des frères, un père et une mère, comme beaucoup d'autres enfants. Néanmoins, il était bien différent des autres membres de sa famille, ne développant pas la force physique et l'impressionnante carrure de ses frères. Ils étaient bâtis à l'instar de leur père, comme des forces de la nature, prêts à reprendre le flambeau familial de bourreau. Hugues était loin d'être comme ses frères, il n'était pas le vaillant homme qu'on attendait de lui. Il avait l'intelligence et l'esprit des autres enfants de Sombreciel. Parfois, quand il lui arrivait de repenser à son enfance, il ne pouvait s'empêcher de se demander si cette brute qu'il avait eue pour père était bel et bien de son sang. Mais à chaque fois, cette pensée l'emmenait vers une autre partie de son passé bien plus tourmentée que son enfance, l'entrainant loin de la réponse qu'il cherchait au départ...Il sortait à peine de l'adolescence, pour certains c'était déjà un homme, pour d'autres encore un gamin qui devait faire ses preuves. Il était alors au service d'un duc, Eudes, il espérait grâce à cela avoir une meilleure vie que celle de son père, pouvoir s'élever et ne pas rester au bas de l'échelle. Enfin...Etait-il au service du duc lui-même ou bien de son épouse ? Hugues avait bien sur un profond respect pour la dame, bien qu'elle était sans doute aussi jeune que lui, peut-être parce qu'elle était noble et belle, forcée par un mariage à hanter un lit qu'elle ne voulait point. Il était un jeune homme et c'était tout à fait normal pour un jeune homme d'éprouver de l'attirance pour une belle femme. Mais cette femme-là...N'importe quelle autre femme mariée, il aurait essayé n'importe quoi pour la posséder. Mais Hélène était la femme du duc...Pas une vulgaire paysanne comme tant d'autres qu'il était facile de détourner du droit chemin de la fidélité. Et pourtant...Et pourtant, il s'était bien rendu compte que la duchesse avec de l'affection pour lui, plus qu'elle n'aurait du. Pouvait-il vraiment l'obliger à se montrer aussi peu regardante sur les serments qu'elle avait faits auprès du duc ? C'était très égoïste de sa part. Mais encore une fois, alors que ça aurait été mieux que ça ne se passe pas ainsi, ce fut quand même le cas. Malheureusement pour eux, leurs sentiments les conduisirent fatalement à se faire découvrir, pendant l'une de ces périodes où le duc partait chasser en forêt pendant plusieurs jours. Le chancelier était cependant resté dans la demeure de la famille, vaquant à ses occupations passionnantes de la soirée, pendant que les amoureux avaient une activité nettement moins utile pour le duché...Il entra malencontreusement dans la chambre de la dame, provoquant une réaction en chaîne inévitable...

Quand Hugues repensa à ce qu'il avait fait à cet homme, un sentiment de dégoût l'envahit. Il se leva du bureau devant lequel il était assis pour se mettre à la fenêtre, respirer pleinement cet air frais qui envahissait la pièce. Il se refusait, depuis le jour où il avait quitté la demeure d'Hélène, à utiliser la violence physique et brutale. C'était sale et déshonorant, et puis toute la violence du monde ne déferait jamais un esprit aiguisé. Retournant à son bureau avec une mine basse, Hugues ouvrit un coffret en bois grâce à la clef qu'il avait au cou. Avec les documents importants sur diverses choses, se trouvait un petit livre d'anciens contes et légendes. L'homme de haute taille s'assit de nouveau, l'air mélancolique sur ses traits ne lui seyait guère mais personne n'était là pour le constater. Personne n'était jamais là pour le constater d'ailleurs, ces moments voués aux souvenirs et aux regrets appartenaient à lui-seul et personne ne savait rien de ces remords et de son chagrin. Il ouvrit le livre, les pages se tournèrent en craquant, le livre était vieux et le parchemin usé. Au milieu des fines feuilles de papier, une mèche de cheveux délicats, conservés dieu sait comment depuis des années. C'était la dernière chose qu'il lui restait d'Hélène, la seule chose qu'il avait emportée il y avait tant d'années dans sa fuite précipitée vers Lorgol. Il n'avait plus rien d'autre d'elle, même si cela aurait pu...

Il était à Lorgol depuis quelques temps quand il entendit une nouvelle de Sombreciel qui le fit largement sourire et espérer. Mais c'était un espoir de fou et au fond de lui, il le savait. Si l'enfant d'Hélène pouvait être le sien également...L'idée lui plaisait et il l'entretenait avec ferveur, provoquant en lui un sentiment profond et violent envers la lignée des Sombreflamme...Ils élevaient le fils qui était peut-être le sien et l'avait privé de la femme qu'il aimait. Cette rancœur resterait vivace longtemps, elle avait même été renforcée des années plus tard...Hugues était alors dans la Guilde des Espions depuis plusieurs années, il y était entré jeune, à peine quelques temps après être arrivé à Lorgol. Il avait très vite montré des talents particulièrement aiguisés pour se dissimuler, écouter et utiliser des informations. Son intellect et ses qualités indéniables firent de lui l'un des meilleurs de la Guilde. Cela pris du temps, mais l'attention et le soin qu'il mettait à son "travail" impressionnaient beaucoup, ce n'était pas tant un travail qu'une manière pour Hugues d'enfin exceller dans quelque chose. Et quoi de mieux pour lui que de se montrer invisible ? Si il avait pu l'être plus tôt, si il avait pu disparaitre purement et simplement, il l'aurait fait bien plus tôt. Alors demeurer dans les ombres était plus qu'une manière de rester dans la guilde, c'était un art de vivre. Les années passèrent, les unes après les autres, comme pour chaque personne de ce monde. Mais il en était une qui avait arrêté ce cycle...Quand la nouvelle vint d'Euphoria que sa tendre Hélène avait trépassé, Hugues en fut dévasté, il n'avait pu la revoir et il serait désormais impossible de lui dire au revoir convenablement...Mais le pire restait encore à venir, quand le duc décéda également, l'enfant fut envoyé à la cour. Le fils d'Hélène aurait pu être le sien, l'idée était encore vivace dans le cœur et l'esprit d'Hugues quand il le vit pour la première fois, dissimulé dans l'ombre œuvrant pour la Guilde. Le premier regard fut suffisant, les espoirs de Hugues furent réduits à néant. Le jeune Castiel Sombreflamme ne pouvait définitivement pas être son fils, il était un Sombreflamme et ne serait jamais son fils. Quand Hugues se retira et fit un rapport à la Guilde, il omit de parler de la déception qu'il avait ressentie en premier lieu et ensuite de la sourde colère qui l'avait pris envers toute la lignée de feu le duc de Sombreciel...

Reposant la mèche de cheveux dans le livre, Hugues soupira, tentant d'éloigner les fantômes du passé qui le hantaient quand il repensait à tout cela. De toute façon, il allait être occupé et aurait d'autres choses à penser heureusement. Mais pour l'heure, il lisait des rapports de ses espions sur les courtisans, tout cela lui servait bien. Un sifflement retentit doucement dans les plis de vêtement de Hugues, la tête d'un minuscule serpent corail en sortit, sortant sa langue effilée comme savaient le faire tous les serpents. Le petit animal était avec Hugues depuis peu de temps, mais ils s'étaient habitués l'un à l'autre et ils ne se quittaient pour ainsi dire jamais. Les risques d'être découvert étaient trop grands pour que Hugues se permette la moindre erreur. Personne n'avait jamais vu le petit serpent rouge et noir, à peine plus long que la moitié d'une coudée. Il était avec Hugues depuis peu de temps, quelques mois à peine et son apparition avait été un choc. Comment et pourquoi s'était-il révélé mage était un mystère total. Mais c'était ainsi, il avait découvert son pouvoir par pur hasard et ça aurait pu être dramatique si il n'avait pas été seul...

Il était dans ce même cabinet à s'informer sur une prochaine fête du solstice, ce pouvoir s'insinua en lui, coulant dans ses veines avec son sang, l'envahissant totalement. était désormais capable de générer de la brume, une fiable brume, instinctivement, comme si la brume faisait parti de lui... Le mystère autant que l'excitation faisaient frémir son intellect, cherchant à tout prix à résoudre ce problème...Il Il n'en fut certain que le lendemain, quand il découvrit le serpent. Un sentiment d'horreur lui glaça les sangs quand il comprit ce que cela voulait dire. Il servait depuis des années déjà un maître qui n'appréciait guère les mages, et qui même les exterminait tous jusqu'au dernier, révéler ses pouvoirs lui coûterait la vie, il en était bien conscient. Et c'en était même effrayant. Mais il devait faire avec et désormais, il apporterait autant de soin à dissimuler sa condition qu'à ses manières secrètes et silencieuses. C'était vital pour lui.

Jusqu'à présent, il s'était plutôt bien débrouillé pour cacher son don aux yeux de tous. Cela tenait peut-être du fait qu'il ne s'était jamais vraiment lié aux courtisans, il demeurait une ombre. On le connaissait sous le nom du Héraut, accepté à la Cour pour ses précieux conseils, il était l'un des plus avisé de tous. On l'écoutait mais surtout, on en avait peur. Et au fond, c'était bel et bien le but, Hugues faisait ce qu'il pouvait pour rester solitaire, être le marginal redouté qui murmurait au Roi. Savoir où il était lui faisait aussi repenser à ce qu'il avait déjà fait.

Quand Hugues se rendit compte que l'enfant n'était assurément pas de lui, il en fut tellement chagriné qu'il décida de quitter la Guilde pour se dévouer à tout autre, laissant tomber la neutralité des Espions pour servir Augustus. Cela faisait dix ans qu'il avait fui Sombreciel et les plaies n'étaient toujours pas refermées. Quand on avait aimé avec la fougue d'un adolescent, les souvenirs étaient bien plus douloureux lorsque l'on aimait en adulte. Ce qu'il lui fallait pour oublier, c'était changer. Changer de vie du tout au tout, devenir important et remonter l'échelle sociale, laissant derrière lui son ancienne condition d'homme du peuple...Il avait offert ses services au Roi pour cela, pour croitre auprès des courtisans. Si il y avait une chose qu'il avait appris au cours des ans, c'était la patience. Hugues s'était forgé une patience à toute épreuve, attendant son heure, minute après minute. Et ce qu'il fit pour parvenir là où il se trouvait actuellement. Attendre encore et toujours, épier et écouter, s'occuper l'esprit pour ne pas penser à Hélène et à son fils, il avait oublié le jeune adolescent timide qu'il était quand il avait croisé pour la première fois le regard de la duchesse.

Sombreciel était loin désormais, Hugues devait affronter les dangers de Lorgol et de la Cour du Roi. Son expérience et ses compétences suffiraient peut-être à conserver sa tête sur ses épaules, littéralement.