Debout sur la plus haute tour du château de Souffleciel, j'observe le paysage qui s'étend sous mes yeux. Ces ruisseaux, prairies et collines que j'ai arpenté mille fois n'ont aucun secret pour moi. Et pour un peu, je pourrais m'imaginer le trajet des serfs qui rentrent chez eux après une journée de labeur. Mais de là où je me tiens, ils ne sont que silhouettes minuscules dont je peine à discerner les contours. Tout est calme aux alentours. Le crépuscule embrase Outrevent de ses derniers rayons ardents. La beauté de ces terres que j'aime me coupe le souffle. Difficile de croire que tout cela n'est maintenu que par un fragile équilibre fait de diplomatie, de faux-semblants et de compromis. Et je suis la gardienne de ce compromis. La tranquillité avec laquelle ces gens vaquent à leurs activités quotidiennes dépend de moi. Et cette responsabilité me terrifie.

Il serait sans doute romanesque de dire que rien ne me préparait à l'ampleur de la tâche qui est devenue mienne mais ce serait mentir. Toute mon enfance j'ai été abreuvée d'honneur et de connaissances. La gestion d'un duché m'est familière. Je connais les dates fastes et celles où la chair se fait maigre pour les plus démunis. J'ai appris ce qu'est la justice et comment la rendre. Je n'ignore rien de la diplomatie des huit duchés et des usages à respecter dans chacun pour obtenir confiance et accords. Même du maniement des armes je suis instruite. Chaque cours, chaque enseignement qui fut dispensé à mon frère, j'étais derrière lui pour l'entendre également. Tout a été fait pour que je sois son égale, capable d'administrer Outrevent si d'aventures il s'en trouvait dans l'incapacité. En théorie, je suis aussi capable que lui. Mais en vérité, je me sens si indigne de lui...

Nous avons toujours su que le jour viendrait où l'un de nous ne pourrait plus taire son rejet de la tyrannie.
J'étais là quand nos frères rebelles, condamnés à mort, sont montés sur l'échafaud. J'étais là pour voir mon propre frère bondir et les défaire de leurs liens. J'étais là lorsqu'il a harangué la foule de sa voix puissante, défiant publiquement l'usurpateur, criant sa rage de liberté au grand jour. J'étais là quand il est devenu le visage et la voix de la rébellion, la flamme éclatante à suivre pour voir enfin ces temps d'injustice s'achever. J'étais là pour voir cet homme, mon modèle et mon héros, quitter l'ombre pour la lumière. Me laisser dans la lumière pour s'enfoncer dans l'ombre.

Ombre des complots qui se trament dans les couloirs des riches demeures.
Lumière provocante de celui qui refuse.
Lumière qui s'attarde sur ceux qui demeurent au vu et su de tous.
Ombre des ruelles et de la clandestinité.

Je suis seule face à la suspicion et à la défiance des partisans d'Augustus qui ne voient en moi que la cadette d'un réprouvé. Pourtant, je ne regrette rien. J'endurerais tout. Caprices et exigences, ferais preuve de cette simulée loyauté soudainement apparue il y a neuf ans. Tout, pourvu que ma soumission puisse lui donner le temps d'organiser la lutte et sauvegarde des outreventois.
Je me sens bien frêle pour porter sur mes épaules le poids du bonheur de ces hommes et de ces femmes qui vivent sur nos terres. Mais pour eux, je réussirais. Pour eux et pour les rebelles qui risquent chaque jour leurs vies. Je serais le visage de la loyaué d'Outrevent à l'usurpateur. Je serais brebis, seule au milieu des loups, blanche et docile aujourd'hui pour mieux devenir louve demain. Alors je laisserais tomber le masque et mordrai à pleines dents la vengeance.

Vengeance pour nos aïeuls qui ont péri pour l'honneur et leurs idéaux. Vengeance pour mon frère, déchu de son titre et contraint de vivre dans la clandestinité. Vengeance pour tous ceux qui se sont un jour dressés contre l'injustice et ont trouvé la mort dans ce combat. Vengeance pour qu'enfin la paix nous revienne.

L'idée des combats à venir ne me réjouis pas. Bien au contraire, ils meurtrissent d'avance ce coeur trop tendre qui est le mien. Mais il nous faudra pourtant en passer par là. Après presque deux siècles d'oppression, pouvons-nous encore croire que le temps seul nous libérera ? Non... Il nous faudra en passer par là. Arven ne retrouvera sa grandeur qu'une fois le tyran jeté à bas de son trône ensanglanté. Et peut être le moment est-il enfin venu.

Dragonvale est réapparue. Dragonvale la magnifique. Dragonvale, source de la magie. Avec elle, les mages se relèveront et se soulèveront. Par elle, l'espoir renaît. Chacun de nous voit en ce retour inespéré le signe que le temps sera bientôt venu. Rebelles, espions membres de la Confrérie Noire... Tous voient en elle un renouveau. Alors pourquoi ai-je si peur ? Peut-être sont-ce ces soudains changements qui m'inquiètent. Ce brusque lien qui semble s'établir entre tout ce qui est fait de pierre ou de roche et... moi. Cet inattendu pouvoir m'effraie. Et si Dragonvale venait à s'ouvrir à moi ? Je ne sais trop s'il est possible de refuser. Mais une chose est sûre. Je n'ai pas vécu vingt-six années de ma vie sous le joug du despotisme pour voir maintenant mes rêves de liberté s'évanouir en fumée entre quatre murs. J'ai besoin d'air, d'espace, d'évasion et de longues chevauchées. Le carcan de la cour m'étouffe au quotidien. Doucereuse ironie que le symbole de la délivrance proche soit aussi, pour moi, présage de réclusion.

Mais le temps n'est pas aux supputations. Ce don venu de nul part sera une arme supplémentaire dans notre lutte. On dit que les murs ont des oreilles. A partir de maintenant, ils auront des yeux. Une faible femme qui s'appuie aux murs du palais pour ne pas trébucher. Qu'y aura-t-il d'autre à voir ? Puisque Augustus a voulu faire de nous un sexe faible, sans pouvoir ni droits, ce sera par les femmes qu'ils tombera. Et j'escompte bien y oeuvrer au maximum.

Une brise légère m'enveloppe et je frissonne. Autour de moi, Outrevent est baigné par l'obscurité nocturne. Le ciel nuageux ne laisse passer aucune lumière céleste et seules les indicibles lueurs de torches encore allumées ça et là dans les villages viennent troubler cette noirceur. A son tour, la flamme qui m'éclaire commence à vaciller. Elle s'éteindra bientôt. Une dernière fois, mes yeux viennent se perdre dans cet horizon que je ne distingue plus. A côté de moi, un bâillement à peine perceptible se fait entendre et une rangée de petites dents blanches se révèle à la lumière de ma bougie. J'ai encore du mal à me dire que cette petite martre est sans doute un familier. Sa présence dans mon esprit est curieusement réconfortante. J'ignore tout à ce sujet - comme à beaucoup d'autres d'ailleurs. Mais poser des questions en lien avec la magie n'est certainement pas la meilleure idée que je pourrais avoir à ce jour.

Je vais laisser là ce trop long épanchement et ranger ma plume. Il est temps pour moi de regagner ma chambre. Demain marquera mon retour à Lorgol pour le solstice d'hiver après quelques temps passés aux côtés de mon père. Et à nouveau, le bal va reprendre. Ronde des sourires, valse de l’hypocrisie... Il me tarde d'en finir avec tout cela. Mais auparavant, je vais remettre ce parchemin derrière cette pierre descellée qui m'a révélée la cache qu'elle abritait. Puissent les fidèles d'Augustus ne jamais prendre Souffleciel et trouver ce document. Il signerait sans nul doute ma perte.