Le sourire d'une étoile quand vient le soir.

Un bruit est-il un bruit si personne n'est là pour l'entendre ? Qu'est-ce qu'un son, sinon la respiration du silence, l'écho d'un souvenir effacé, une réminiscence passé de moments oubliés ? Un murmure, un soupir, à peine le souffle ténu d'une âme qui s'attarde quand tout a disparu, les vestiges brisés d'une conscience massacrée, les larmes spectrales d'un cœur aux espoirs trompés. Est-ce un cri dans l'ombre d'une nuit perpétuelle, un appel dans la quiétude du crépuscule, un dernier signe de vie quand c'est la mort qui règne à la croisée des chemins ? Une voix qui balbutie des promesses trahies, une mélodie timide qui pleure dans la solitude intense du désespoir, la chanson tragique d'une poupée déchirée qui ose supplier dans l'oubli de la nuit.

La symphonie de la mémoire.

Tapisserie éclatante de couleurs avivées, kaléidoscope de teintes déchaînées, vibrantes, étincelantes, chamarrées de cruauté. Camaïeu d'émotions, dégradé de sensations, nuancier de sentiments – ô, flamboyante palette d'une fresque inachevée... Comment décrire la mosaïque incertaine d'une âme en peine, le bas-relief massacré d'une vie subitement sacrifiée ? Tableau esquissé d'un aveu informulé – ébauche hésitante d'un secret inavoué...

Le chant funèbre du désespoir.

Dans le planétarium céleste de Dragonvale, parmi les joyaux chamarrés qui scintillent dans le silence ouaté du crépuscule, une nouvelle étoile est apparue, délicate et fragile. Muette, blessée, meurtrie, elle brille obstinément, chantant son obsédante mélopée pour ceux qui savent écouter. Lovée dans l'oubli, cachée en pleine vue, c'est la mémoire d'une existence fauchée, un souvenir préservé, chéri et protégé par celle qui l'a ici déposé. Un fragment d'âme – un trésor précieux, la prunelle des yeux de celle qui l'a caché là, vibrant de sa magie et de sa mémoire. Elle s'appelait Svanhilde Nightingale, elle était reine – elle s'appelait Svanhilde Nightingale, et elle était mère.

L'Oracle de la Confrérie Noire...

Long est le chemin quand on a appris à mourir, plus encore est celui qui consiste à apprendre à revivre. Et ce chemin, il t’est douloureux. Tu souffres, tu souffres infiniment de te retrouver dans ce corps en sachant comment tu l’as récupérer. Tes réactions ont été violentes, ta folie a été grande. À ton image, Selar n’a pu être approché sans qu’il faille user de magie. Sur ton épaule, il n’a pas émis un son depuis que vous êtes revenus à la vie. Vos conversations sont intimes et votre fureur… aussi grande que votre souffrance.
Pourquoi… pourquoi a-t-elle payé ce prix, pourquoi es-tu en vie alors qu’elle s’est sacrifiée. Tu en veux à beaucoup de monde, tu lui en veux, tu en veux à Chimène, tu en veux à Sage, tu en veux à Arven tout entière.

Jamais tu n’as tant eu besoin de t’isoler, de te cloîtrer. En entrant dans le planétarium, tu fais fuir un jeune mage que tu n’as que rarement aperçu. Ton histoire est connue entre ces murs, tes réactions tout autant. On te fuit et c’est bien normal.
Tu fermes la porte, tu fermes les yeux en t’étalant à même le sol sur un tapis qui a dû voir bien des pas jadis. Et lentement, tu rouvres les yeux pour observer ce ciel qui ne devrait pas être mais qui est. Tu n’as jamais été fasciné par les étoiles bien que la nuit ait toujours couvert tes actes avec l’aide de la Chance, du Hasard et de la Mort…

Une douce mélodie te revient en mémoire, un ancien chant de Nightingale que tu chantais à ta sœur et ta gorge se serre, le chant de Selar est funèbre. Et une étoile te répond… Un seul nom frappe ton esprit et ton âme…

« Svanhilde… »

Lancinant.

Cette étoile, c'est celle du regret – c'est un souvenir lourd de peine, lourd de tourments, lourd de haine. Cette étoile qui s'éteint lorsque l'on évoque Chimène d'Arven, cette étoile qui scintille un peu plus fort quand apparaît Sigvald Nightingale – c'est le souvenir de ce qui aurait pu être, et qui n'a jamais été. Un fragment de la femme qu'elle a été, l'âme de la reine de Nightingale, un de ses tourments, l'une des épines en son cœur. Le souvenir d'une nuit sombre où son frère lui est revenu couvert de sang, de cette nuit où tout a failli basculer, d'effleurements dans ses draps, d'étreintes bien plus transcendantes que toutes celles qui avaient précédé, et sur les lèvres du frère et de la sœur, le fantôme de mots jamais prononcés. Tout ce qui aurait pu être, si la Mère de la Nuit n'avait pas interrompu leurs gestes, rompu leurs caresses – toute une vie de douceur, d'amour, de tendresse, plutôt qu'une seule nuit de passion et une vie de regrets.

Obsédant.

Le souvenir d'une promesse jamais énoncée, d'un espoir brisé avant d'avoir respiré – le spectre de ce qui ne sera jamais, la souvenir de ce qui n'a jamais existé. Qu'elle en souffre, la petite reine tombée au combat, la souveraine sacrifiée pour les enfants d'Arven, la mère d'une fille qui ne la connaîtra jamais. Et l'étoile qu'elle a créée pleure avec elle, murmurant sa chanson désespérée aux oreilles de ceux qui veulent l'entendre, montrant le tableau inachevé de cette promesse avortée à celui qui osera un jour la toucher. Qui oserait tendre la main vers une étoile ? Et pourtant, elle l'appelle, de son chant triste, de sa mélopée désolée, dans le silence du crépuscule qui s'installe, elle l'appelle, dans son souvenir empoisonné, cet homme pour lequel elle aurait pu tout donner.

Son frère – son amant.

« Sigvald... »

Dur est le Destin de celui qui vit alors qu’il aurait dû partir. Et tu en souffres Sigvald, tu en souffres infini car tu vis avec les regrets, les remords, les doutes, la souffrance et la haine. Dans ton sang, il ne reste que du poison, le poison de la Vie telle que l’on te l’a donnée. Il ne te reste qu’un fragment d’espoir aujourd’hui. Ton enfant, ta toute petite que tu es incapable de voir pour le moment. Et tu t’en veux, tu t’en veux de délaisser ta fille alors qu’elle t’attend. Ultime promesse d’un semblant de vie, d’un semblant d’amour.

Cette étoile qui chante, cette étoile qui brille un peu plus fort depuis que tu es là… Tu sais… tu sais exactement ce dont il est question. Tu sais que c’est un souvenir, tu sais qu’elle n’est pas ici, pas avec toi, et pourtant… Ton nom murmuré. Tu lèves la main, tu te relèves d’ailleurs pour mieux te rapprocher de cette étoile qui chante et murmure comme ta sœur, ton aimée.

« Par les Puissances… »

Cruel est le Destin, capricieuse est la Fatalité. Pourquoi ici ? Pourquoi maintenant ? Pourquoi te faire vivre pareille épreuve, n’as-tu pas assez souffert ?

Au loin, dans les montagnes qui entourent l'Académie, ces monts d'Ibelin retournés à la terre après deux siècles d'errance, un Dragon d'argent relève son long cou. Figé dans la brise du soir, il garde un instant son regard perçant fixé sur le sommet de la plus haute tour, là où une magie bien familière résonne, sinistre et perturbée, chargée de larmes et de peine. Il reconnaît bien sûr l'empreinte spectrale de Svanhilde, cette magie aérienne qui souffle jusqu'à lui sa mélodie légère, mais également celle de Sigvald, aussi froide et dure que la rudesse du vent d'hiver. Sage le ressent – ainsi le frère tant aimé, l'homme devenu amant, le roi sans couronne, a-t-il trouvé l'un des échos de la sœur de tout temps chérie, de la femme devenue épouse, la reine sacrifiée. Ce qui flotte dans l'air jusqu'à lui, ce vieux Dragon vénérable et solitaire, c'est l'essence entremêlée de ces deux magies pleines de détresse, le souvenir si grand, si triste, d'un amour étincelant, contre-nature et si terriblement juste – l'écho désolé, si sombre, si plein de regret, de cette passion qui a flamboyé si vivement avant d'être fauchée au lendemain de son embrasement.

Au cœur de la mémoire, ils sont réunis, le frère et la sœur, les blonds souverains de Nightingale, les héros d'un combat qui les dépasse, l'homme qui est mort quand elle vivait, la femme qui est morte quand il a ressuscité, ces amants maudits par un destin bien cruel, qui les a tellement meurtris et trompés. Ô promesse trahie, ô espoir abandonné – les voilà ensemble, mais si éloignés, l'homme en rage et révolté, et la femme qui n'est rien d'autre au fond que le souvenir qu'elle a ici enfermé.

Pourtant, pourtant – la mémoire respire soudain, et la mémoire quitte son cours, alors que Sage retourne à sa contemplation de l'infini qui traverse l'esprit des Dragons. A quel moment le souvenir enfermé est-il devenu le fantôme d'une femme sacrifiée ? Svanhilde ne saurait le dire, Svanhilde ne sait même plus parler.

Mais elle sait regarder, et elle tourne les yeux vers lui, l'homme miraculé – elle tourne les yeux vers lui, dans le silence de la nuit qui tombe, et ses larmes ruissellent, une à une, telles le lent torrent d'une âme qui s'abîme dans le profond gouffre de l'oubli.

Tu te lèves, tu étends les doigts, tu ne peux t’empêcher de vouloir la toucher car c’est tout ce qui te reste d’elle à part votre enfant. Un morceau de ses rêves vaudra toujours mieux que son absence totale. Ton cœur saigne de cette vie fauchée, et tu risques un jour de t’empoisonner avec ta propre haine. Mais tu voudrais saisir cette étoile et la serrer contre la noirceur de ton cœur… La chose est impossible, tu en as bien conscience, pourtant…

Pourtant c’est sa silhouette que tu vois, ses larmes que tu perçois et le Destin ne pourrait t’empêcher de te laisser bercer par cette illusion car plus que jamais, tu as besoin de ça. Tu ignores ce que Sage peut bien savoir et à cet instant, tes pensées sont bien loin de ce dragon qui suit parfois tes pas, ce dragon avec qui tu discutes parfois.

« Ô Svanhilde… Pourquoi… Pourquoi avoir fait cela ? Regarde-moi, regarde-nous… Qu’adviendra-t-il le jour où la haine sera plus forte que moi ? »

Car oui, tu le sais, elle n’est jamais loin et une vie sans elle donne à tes ténèbres une occasion rêvée de se dévoiler. Mais si cela ne faisait que te concerner toi, la chose se serait déjà produite.

« Sigal, nous… Qui se souviendra de ce que nous avons pu faire ? Ce sacrifice en valait-il la peine ? Je ne peux le croire… Arven ne te mérite pas. »

Tu sais que tes mots sont durs, tu sais que tu les regretteras mais pour l’heure, tu es incapable de voir autre chose que ta peine et ce sacrifice trop lourd. Tu tends la main pour sécher les larmes malgré toi. Pourquoi t’infliger cela…

« Laisse-moi. »

Un soupir à peine esquissé, comme si le chœur de mille voix désincarnées venait murmurer le rejet de l'âme en peine qui ne souhaite plus que retourner à son sommeil. Oh, elle l'a aimé pourtant, cet homme qui fut d'abord son frère avant de devenir le père de son enfant – oh, combien elle l'a aimé, avec chacun de ses souffles, au rythme de chacun des battements de son cœur, dans l'éphémère vibration de chacune de ses pensées, dans la douleur cinglante de chacune des gouttes de son sang. Elle l'a aimé avec la naïveté de l'enfant, avec la confiance de l'adolescente, avec la maturité de l'adulte – avec la pleine et entière conscience de la mère qu'il lui a permis de devenir. Que sont-ils, au fond, ces deux jouets brisés d'un destin trop capricieux ? Frère et sœur, oui, homme et femme – roi et reine, père et mère, les instruments si différents et pourtant tellement accordés d'une miraculeuse symphonie de naissance et de magie.

Ô mélodie brisée, ô accord rompu, ô note dissonante – l'homme est mort, la femme s'est perdue, le fils n'a jamais vécu et la fille est orpheline désormais. La reine de Nightingale ne veut plus qu'oublier – ô amour trop grand, trop puissant, pour son cœur déjà bien malmené, ô perte cruelle, ô destin saccagé. Trop avoir c'est risquer de trop sacrifié, et elle n'a plus rien maintenant à aimer, que le souvenir perdu d'un homme qu'elle a vu expirer. Ce qu'elle veut, maintenant, c'est la sérénité.

Oublier tout – oublier la souffrance intense d'avoir abandonné son enfant nouvelle-née, d'avoir tué son fils mort avant d'avoir respiré, d'avoir perdu le roi qu'elle avait choisi de couronner. Oublier la souffrance qui la déchire un peu plus à chaque seconde, à chaque souffle, à chaque battement de son cœur, à chaque pensée, à chaque goutte du sang qu'elle a pu verser – oublier l'univers de deuil et de peine contenu dans chacune de ses larmes.

A son tour elle est morte, à son tour elle a succombé – qu'on la laisse reposer en paix.

« Laisse-moi... »

Comment peut-elle te demander de la laisser. Tu ne peux pas faire une telle chose. Tu en es incapable. Tu as vécu pour elle, tu es mort pour rien… La Vie et la Mort t’ont pris presque tout ce qui faisait de toi un être plein et entier et maintenant le Destin et la Fatalité joue avec toi. Tu ne peux interrompre ton mouvement, cela t’est impossible.
En toi brûle un feu dangereux, un feu glacial que tu ne connais que trop bien. Possessif, tu refuses de laisser Svanhilde à la Mort. Cela ne se peut. Tu la lui reprendras s’il le faut. Mais ta rage est grande, ta peine plus encore. Tu te moques de te contrôler, tu ne penses qu’à elle et vos destins brisés.

« Je te le promets, je te le jure, sur nos ancêtres la Mort ne te gardera pas j’en fais le serment. Notre fille ne grandira pas sans mère, cela ne se peut. Que la haine me dévore et que la rage me possède si elles m’aident à te retrouver. J’en fais le serment, je viendrai te chercher, où que tu sois je ne peux te laisser. »

Pour le sang et par le sang c’est une promesse gravée dans le Temps. Ton poing se serre et la température chute. Tu refuses de la laisser partir.

« Reste pour notre fille. » Des paroles censées passent pourtant tes lèvres. « Elle est notre futur, l’espoir de Nightingale. Quel mauvais souverain je ferais si je ne le savais pas. »

L'étoile hurle des mots que personne ne peut entendre, tant le souvenir se tord de douleur dans les affres du désespoir. Une vie volée, tout ce qui aurait pu être et n'a jamais été... La reine oubliée ne veut pas que l'on se souvienne d'elle, elle ne veut plus qu'on se rappelle de ce qu'elle a fait, des larmes qu'elle a versées. Elle n'en veut pas, de cette mémoire qui la torture ce soir alors que son frère l'a appelée près de lui, elle n'en veut pas, de cet homme qui la force à se souvenir alors qu'elle ne veut qu'oublier. Oh, tant de douleur, tant de souffrance, tant de peine – tant de remords, tant de regrets, et tant de haine.

« Je voulais mourir. »

Elle voulait périr, que sa vie s'arrête, que la souffrance s'en aille, et que l'oubli l'emporte sous son aile. Elle voulait que tout cesse, elle voulait qu'on la laisse en paix – son Dragon avait juré, son Dragon l'a trahie, son Dragon l'a trompée. Si pour que la souffrance s'arrête elle doit tout sacrifier, alors soit – le souvenir de cet amour impossible ne fait que la torturer un peu plus, puisque plus rien ne sera jamais – elle est partie, elle veut juste qu'on l'oublie, qu'on la laisse reposer. A jamais.

« Laisse-moi. »

Qu'il la laisse, oh Sombre Mère oui, qu'il l'oublie, qu'il la laisse partir loin, si loin de tout, qu'il la laisse cesser d'exister.

« Je ne veux pas me souvenir de toi. »

Cela fait trop mal. Alors la reine ferme les yeux, le souvenir se rompt, et la voilà disparue, hors d'atteinte, dans cet univers où elle se retranche pour oublier, dans ce monde peuplé de ses rêves immobiles, sombres et solennels, dans la sérénité glaciale de son écrin de cristal.

En paix.

Elle voulait mourir… Tu ne peux le croire et jamais, ô jamais tu n’as eu plus mal qu’en cette instant. Ses mots sont égoïstes mais tu l’es aussi en cet instant. Pourquoi t’avoir ramené à la vie si c’était pour ça ? Pourquoi avoir fait ce choix ? Tu sais que c’est pour vote enfant et les Puissances savent que tu regretteras infiniment ce que tu vas dire. Tu hurles ces mots et toute la douleur que tu ressens y passe.

« Alors il ne fallait pas me ramener ! »

Douleur, souffrance, rancune tenace. Et si ses mots ne s’enchaînent pas, chacun d’eux te transpercent comme une lame. Mourir, tu sais ce que c’est et si tu n’as pas cette impression, tu sais, tu sens que quelque chose en toi change. Pas ton amour non, mais ta haine vient de prendre un tout nouveau tournant, un degré bien plus haut et bien plus fort. Tu ressens la haine comme un être vivant.

Si son souvenir a disparu à présent, les mots ricochent encore dans ton esprit et dans cette pièce, la température a chuté sous des températures affolantes. Tu ressens le froid, il est mordant mais le plus grand froid est celui qui t’étreint le cœur. Tu es figé par la colère, figé par la haine.
Tu entends Sage, il tente de calmer ton âme et ton cœur mais ses conseils et ses paroles ne sont qu’un bourdonnement à peine plus gênant que celui d’une abeille. Proche de ton état de réveil, il te reste encore assez de lucidité pour t’enfermer et ne blesser personne. Peut-être les paroles de Sage t’aident-elles inconsciemment, peut-être est-ce juste toi mais la haine, tu la ressens comme une vieille amie, il ne manque que l’odeur du sang et tu aurais presque l’impression d’être de retour dans ta peau d’assassin.