(c) Queen G.
Froide • Solitaire • Blessée • Fragile • Bienveillante • Secrète • Soignée • Douce • Silencieuse • Docile • Digne • Fière
Debout devant la fenêtre ouverte, tu observes la ville qui s’éveille. Une à une, les cheminées commencent à s’animer, projetant dans le matin clair de doux panaches de fumées. Les hommes sortent du sommeil, se préparant à la nouvelle journée qui s’annonce. Et bientôt, les rues retentiront du son de leurs pas et de leurs activités. Quelque part, dans les tréfonds du palais, les domestiques s’affairent. D’un instant à l’autre, ils viendront frapper aux portes de leurs nobles maitres pour les éveiller à leur tour, rituel immuable.

Tu hais ces gens. Tu détestes ce qu’ils représentent. Cette ville dont tu te sens prisonnière. Cette vie qui te semble plus humiliante à chaque jour qui passe. Ces sourires et ses révérences qui sont ton devoir, jour après jour et que tu effectues sans faillir mais la rage au cœur. Ce ne sont pas eux qui blessent le plus ton esprit orgueilleux. Non… Ce sont les autres. Les autres qui se rient de ton désarroi, qui s’amusent de tes manières de petite dame. Ces autres qui te regardent, avec une pitié non dissimulée, demander aumône au roi pour que perdure la richesse de tes terres.
Tu ne veux pas de leur pitié. Surtout pas. Et moins encore les émouvoir. Si seulement tu pouvais arracher de leurs visages ces expressions triomphantes et hautaines… Tu ne vaux pas moins qu’eux. Quel droit ont-ils de te juger ? Peut-être est-ce aussi ta froideur qui les amuse. Cette carapace que tu as patiemment bâtie et que tu arbores en permanence pour mieux t’isoler d’eux. Tu te veux imperméable et parfaitement indifférente à tout ce qui pourrait te blesser davantage. Tu ne veux pas être faible.
Montrer ses sentiments, s’émouvoir au vu et su de tous… Ce n’est pas là un comportement digne, selon toi. Et comme elles t’agacent, ces coquettes qui battent des cils et se pâment chaque fois qu’un bon parti passe auprès d’elles.
Pourtant, toi aussi tu cherches époux. Mais tu répugnes à te plier à ces minauderies, à user de ces artifices qui te ressemblent si peu. Non pas que tu ne prennes pas soin de ton apparence – il est de ton devoir de montrer la richesse de ton hôte par tes tenues – mais nul colifichet superflu ne vient orner la minceur gracile de tes poignets ou de ton cou. Tu te veux digne et fière, privilégiant l’élégance à l’excès dont font preuve certaines courtisanes.

Un frisson s’en vient, glissant le long de ton échine. Sans que tu n’y prennes garde, le froid s’est emparé de toi, en dépit de l’épais châle qui t’enveloppe. Tu n’es pas habituée à des hivers aussi marqués, enfant privilégiée des côtes d’Ansemer, dont les douces températures n’ont rien à voir avec la rigueur de la gangue glacée qui a emprisonné la capitale dans son étreinte.
Instinctivement, tes yeux se tournent vers le sud-ouest, là où tu sais que se situent tes terres, en ce duché que tu aimes tant. Tu y as tant de souvenirs heureux…
Il y avait ces jours, au retour du printemps, qui voyaient tes ainés s’affronter à l’épée tandis que, patiemment, tu t’appliquais sur ton ouvrage. Puis l’été venait et avec lui les baignades et les jeux, les rires et les chansons. Puis s’en venait l’automne, qui illuminait vos plaines de ses couleurs mordorées que tu aimes tant. Et quand l’hiver venait, il y avait ces jours froids, où les discussions animaient les repas, où les histoires se succédaient au coin du feu.
L’écho de ces si doux instants amène un sourire nostalgique sur tes lèvres, adoucissant cette mine austère que tu arbores au quotidien. Sais-tu qu’il te sied bien mieux que tes regards sévères ? Mais déjà, tu le laisses s’échapper en entendant l’exclamation étouffée de la domestique qui vient d’entrer et te trouve ainsi, prise dans le froid hivernal. Tu la laisses fermer la fenêtre sans rien dire, savourant tes derniers instants de tranquillité avant que ne commencent tes préparatifs pour la journée. Déjeuner, habillement, coiffure, maquillage… Et par-dessus tout, la reconstitution de ton si parfait masque de froideur hautaine. Personne ne saura quelle bonté et quelle douceur se cachent au fond de toi. Personne ne verra tes sentiments vis-à-vis de cette cour dont tu es la captive volontaire ni la douleur que tu ressens à rester en ce palais.

Et pourtant… la lune sait combien tu souffres, témoin silencieux de ces larmes qui s’épanchent chaque soir et viennent baigner tes oreillers de leurs flots.
Car oui, tu pleures, petite Aliénor. Dans l’intimité de tes couvertures, une fois les domestiques partis et Aubépine endormie, tu pleures.

Tu pleures ton père et tes frères – à qui tu n’as pu dire adieu.
Tu pleures ta mère, si douce et attentive, que tu aimais tendrement et dont l’absence te pèse cruellement.
Tu pleures le départ d’Alaric que tu n’as plus revu depuis des mois.
Tu pleures ton bonheur passé, les rires clairs et les jeux insouciants de ton enfance.
Tu pleures ton nom qui chaque jour se voit un peu plus humilié de tes suppliques à l’empereur.

Tu pleures tes illusions déçues et tes rêves brisés…